Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Liliane Savary
C’est avec délectation que je me glisse dans le [J]e d’Annie Ernaux pour introduire cet article et dire mon immense joie lorsque que j’ai appris que le Prix Nobel de littérature lui avait été attribué.
Annie Ernaux, tout au long de son œuvre littéraire, s’est autorisée sans ambages à nous dire le [J]e intime de sa vie, permettant ainsi à nombre de femmes de se reconnaître au travers de Nadine Lesur, Ninise – l’intelligente, la futée, la vicieuse… –, mais aussi dans sa mère qui « mange le café au lait plein de sucre », avec « sa jupe coincée dans les fesses » (1), cette mère qui aime et subit son père, ce mari soumis, éplucheur de patates, mais également violent capable dans un moment de colère de frapper son épouse.
Oui, je suis en sororité avec cette écrivaine qui ne tombe jamais dans le misérabilisme fictionnel. Son écriture « plate » comme elle se plaît à la nommer, sait raconter et dire crûment, sans honte, sans détour et sans enluminure sa vie, la vie.
« Ces textes souvent courts, d’une constante, implacable force, ne ressemblaient à rien de ce que je connaissais. Ils me semblaient même excéder la littérature, tant ils donnaient l’impression irréfragable de ʺdire la vieʺ… Cette femme écrivait au rasoir, au scalpel, elle avait l’oreille absolue » (2).
En bousculant dans ses écrits tous les schémas sociaux de la vie que d’ordinaire on adapte au contexte d’une fiction, Annie Ernaux offre au lecteur la possibilité de passer de l’individuel [J]e au collectif [N]ous s’inscrivant ainsi comme une autrice engagée ce que certain.es lui reprochent violemment aujourd’hui. Parlant de son père, elle écrit : « Il était entré aux raffineries de pétrole Standard, dans l’estuaire de la Seine. Il y faisait les quarts. Le jour, il n’arrivait pas à dormir à cause des clients. Il bouffissait, l’odeur de pétrole ne partait jamais, c’était en lui et elle le nourrissait » (3). L’après-guerre a fait passer de nombreux paysans dans le monde ouvrier avec pour seule et possible ascension sociale celle de parvenir au statut de petit commerçant à condition d’investir dans une échoppe, ce que firent les parents d’Annie Ernaud.
Dans La Place (4), l’amour/désamour du père est narré avec une sincérité terrifiante. C’est cette sincérité presque naïve qui nous émeut tant dans ce récit d’Annie Ernaux. Chez elle, tout est vrai, pas de place pour le mensonge. « Ma mère est apparue dans le haut de l’escalier. Elle se tamponnait les yeux avec la serviette de table […] : Elle a dit d’une voix neutre : “C’est fini” ».
La race n’est pas un concept biologique comme les ségrégationnistes se plaisent à nous le faire croire…, elle est une construction sociale, c’est en cela qu’Annie Ernaux a raison lorsqu’elle écrit « J’écrirai pour venger ma race ». « À l’heure de MeToo et du retour des colères sociales les plus attisées, l’œuvre de l’écrivaine qui invente peut-être avant l’heure ce que l’on appellera l’ʺintersectionnalitéʺ, est devenue non seulement la marque des luttes féminines, mais un outil d’ʺémancipationʺ social et culturel, invitant à réfléchir aux manières d’Annie Ernaux, non seulement d’ʺêtre politiqueʺ, mais de ʺproduire du politiqueʺ » (5).
À propos de ses écrits sur son avortement, elle dit ceci : « J’étais traversée continuellement par le désir d’écrire sur mon avortement mais que m’y livrer me semblait effrayant […] On pourrait penser que la raison en était la perspective de replonger dans un temps douloureux, (mais cela n’a jamais été un souvenir douloureux, plutôt glorieux) […]. Il s’agissait de mettre à jour une réalité dont on ne parle pas : ici, la culture populaire et la déchirure de classe ; là, l’avortement. Deux matières n’ayant pas implicitement, un statut légitime dans la littérature, c’est-à-dire considérées comme ne pouvant faire l’objet, en eux-mêmes, d’une exploration de l’écriture […] ; ici, l’appartenance au monde “d’en bas” ; là, l’avortement dans l’universel auquel tend la littérature » (6).
La sociologie est l’axe même de l’écriture d’Annie Ernaux, mais ses écrits ne sont ni des romans, ni des fictions, ce qui fait dire à l’autrice qu’ils sont inclassables, car ce sont « des récits véridiques » dans lesquels elle se pose à la fois comme « autrice et sujet ». Les critiques littéraires qui se sont penchés sur l’œuvre ernausienne définissent ses écrits comme « plats et blancs » d’où leur singularité. Mais cela ne veut pas dire comme le clament ses détracteurs qu’ils ne valent rien, bien au contraire… D’autres autrices et auteurs ont exploré ce style, tels Didier Éribon avec son livre, Retours à Reims (7), Édouard Louis avec son récit, En finir avec Eddy Bellegueule (8), mais aussi : Marguerite Duras, Michel Houellebecq, Christine Angot, etc.
Et enfin, concernant l’engagement politique très à gauche d’Annie Ernaux, tout comme son soutien à Jean-Luc Mélenchon et entre autres à la cause palestinienne, on se demande à quel titre ils feraient d’elle une « paria extrémiste » lui valant la pire des accusations, celle d’être antisémite… N’en déplaise à ses détracteurs, cela fait du bien de rétablir quelques vérités sur cette grande écrivaine qu’est Annie Ernaux ! Au travers de son écriture, elle ne cesse de montrer que « l’intime est politique » et que « le politique est intime » : l’avortement, les violences faites aux femmes, le viol sont la démonstration de ce que représente une vie de femme dans un monde patriarcal.
Distinctions décernées à l’autrice Annie Ernaux :
Prix d’Honneur du roman 1977 pour Ce qu’ils disent ou rien.
Prix Renaudot et prix Maillé-Latour-Landry de l’Académie française 1984 pour La Place.
Prix Marguerite-Duras 2008 pour Les Années.
Prix François-Mauriac 2008 pour Les Années.
Prix de la langue française 2008 pour l’ensemble de son œuvre.
Prix Strega européen 2016 pour Les Années.
Prix Marguerite-Yourcenar 2017 pour l’ensemble de son œuvre.
Premio Ernest Hemingway di Lignano Sabbiadoro 2018 pour l’ensemble de son œuvre.
Premio Gregor von Rezzori 2019 pour Une femme.
Prix Formentor 2019.
Prix de l’Académie de Berlin 2019.
Prix littéraire de la Fondation Prince Pierre de Monaco 2021.
Prix Nobel de littérature 2022.
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1. Annie Ernaux, Les armoires vides, Gallimard, 1974.
2. Hélène Gestern, « On n’écrit pas seule », Cahiers de l’Herne, 2022.
3. Annie Ernaux, op. cit.
4. Gallimard, 1983.
5. Alexandre Gefen, « Annie Ernaud, politique », Cahiers de l’Herne, 2022.
6. Annie Ernaux, Cahiers de l’Herne, 2022.
7. Fayard, 2009.
8. Seuil, 2014.