Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Marc Gauchée
Les 20 et 21 septembre 2022, l’IFOP a mené une étude pour Solutions solidaires sur les valeurs des Françaises et Français. Et, à la question posée aux seuls actives et actifs : « quelle est la place du travail dans votre vie ? » , 7% seulement pensent qu’il incarne la chose la plus importante (1). En quinze ans, la priorité s’est inversée, désormais une majorité préfère avoir plus de temps libre que gagner plus d’argent. C’est dire l’actualité de deux ouvrages : la revue Aden (du Groupe interdisciplinaire d'études nizaniennes) dont c’est le 20e anniversaire, qui consacre son n°19 au thème « Allons au-devant de la vie ! La question des loisirs » et le roman d’Hadrien Klent, Paresse pour tous (Le Tripode, 2021).
Les années 1930 sont particulièrement décisives sur la question des loisirs, ne serait-ce que parce que c’est le Front populaire qui permis de bénéficier de congés payés. La première partie du numéro est consacré à une série d’articles qui abordent différents aspects des loisirs dans les années 1930.
Antoine Resche raconte ainsi comment, suite notamment à la crise de 1929, l’offre de loisirs maritimes est passé « des voyages élitistes aux croisières de masse ». Les croisiéristes ne manquèrent pas d’imagination pour rentabiliser leur flotte : la White Star Line proposa des « croisières pour nulle part » au départ de New York où il était autorisé de consommer de l’alcool et d’échapper à la « Prohibition » dans les eaux internationales ; il fut possible de louer un navire pour une opération privée comme le firent Lord Baden-Powell et son épouse pour offrir une croisière à un groupe de scouts ; enfin des croisières de week-end furent mises en place pour un public plus modeste, « il ne s’agissait cependant là ni d’une activité centrale, ni même d’une pratique totalement rentable pour les compagnies, mais bien plus d’un moyen de limiter les pertes dans une période donnée tout en générant une certaine publicité »... Premier pas vers un tourisme visant les masses.
Puis François Ouellet retrace le parcours de Jean Prévost, écrivain, journaliste et athlète, mort en août 1944 dans le massif du Vercors et infatigable défendeur du loisir sportif. Essayiste, il publie Plaisirs des sports et Essais sur le corps humain en 1925, et romancier sportif, il publie Le sel de la plaie en 1934 et La chasse du matin en 1937. Selon François Ouellet, il est ainsi cet écrivain « pour qui le sport est une discipline qui conduit à la connaissance, à la maîtrise et au perfectionnement de soi ».
Anne Mathieu raconte l’histoire de la Gazette Dunlop, mensuel de presse culturelle d’entreprise, « lisse ou presque de tout sujet polémique », publié de 1922 à 1955 et qui atteste « de la parfaite compréhension par l’entreprise de l’utilité commerciale et patronale d’une ouverture aux talents artistiques, littéraires et journalistiques de son temps ». Le sport (avec, bien sûr, l’automobile) et le tourisme (où le voyage est décrit comme aussi important que la destination !) occupent une place quasi constante dans les pages du mensuel pour lequel les autrices et auteurs, par leurs écrits ou leurs photographies, mettent en sourdine leurs engagements politiques (colonisation de l’Éthiopie, guerre d’Espagne) pour avoir l’honneur de paraître dans ce que même Le Populaire qualifie de « belle revue publiée par la grande firme du pneumatique » (2) !
Olcay Karabag sur les loisirs populaires d’Istanbul ; Christophe Patillon sur la commune de La Montagne en Loire-Atlantique et l’organisation de loisirs émancipateurs et Gérard Leidet sur l’histoire des harmonies et fanfares en Provence complètent la partie sur les années 1930. Au-delà de ces années, Fabien Archambault aborde la question de l’héritage dans le mouvement sportif de la gauche italienne de l’après-guerre. Trois reproductions d’œuvres d’Albert Soulillou viennent illustrer et conclure cette première partie.
Dans la deuxième partie du numéro, Alexis Buffet a rassemblé textes et témoignages qui permettent de mesurer combien le développement des loisirs parmi les classes populaires pouvait être abordé sous l’angle de la panique morale : les ouvriers allaient se rendre au bistro et s’enivrer ! Il fallait donc distinguer les bons et les mauvais loisirs. Madeleine Jacob s’insurge contre la kermesse avec ses films « interdits aux enfants » aux titres évocateurs et ses exhibitions de danseuses presque nues, contre les courses, les musées de faits divers, les mauvais romans policiers et les livres pornographiques... (3).
En revanche, Marcel Bidoux, rapporte dans Le Populaire du 23 janvier 1933 les propos d’Auguste Fauconnet de Comité national des loisirs de la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO, socialiste) pour qui, « le loisir implique une diminution des heures de travail et une augmentation des conditions de salaires. Sans ces deux conditions, il sera inexistant : il ne peut y avoir de loisir dans la misère. Le loisir implique également une politique de l’habitation, une politique des transports et d’hygiène sociale ». Des textes célèbrent la marche, la randonnée, l’alpinisme ou encore « le voyage sans bagage ou l’exploration à portée d’autobus » (4), le bricolage, la littérature... Max Corre élève le loisir au rang de culture et « pour l’individu, il a une valeur supérieur à celle du travail, puisqu’il est destiné non à produire pour les autres, mais à s’enrichir soi-même, physiquement et intellectuellement, sans déperdition d’énergie ». Pour lui « le loisir, ce n’est pas un ʺmoment à passerʺ, un ʺtemps à tuerʺ : c’est une vie à vivre et parfois une existence à refaire » (5). Quant à Juliette Pary, elle écrit une série d’articles dans Regards (6) où elle décrit avec humour et empathie les « grandeurs et misères du responsable » de loisirs et « la joie que j’ai trouvée ».
La troisième partie du numéro est consacrée aux contributions d’autrices et auteurs rassemblées depuis le centenaire de la naissance de Paul Nizan en 2005. Il s’agissait de répondre aux deux questions : « je me souviens... » sur la première rencontre avec Paul Nizan et « Nizan... aujourd’hui » sur l’actualité de l’auteur. Enfin, Fabrice Szabo et Stéphane Thomas assurent la responsabilité de la quatrième partie du numéro : les nombreux comptes-rendus de lecture.
À suivre...
____________________
1. Patrick Cappelli, Les valeurs qui travaillent les Français, Libération, 18 octobre 2022.
2. Le Populaire, organe de la SFIO, 9 avril 1936.
3. Vu, numéro spécial « Et maintenant, organisons les loisirs ! », 25 juillet 1936.
4. Jeannine Bouissounouse, L’Intransigeant, 21 avril 1935.
5. Max Corre, Les sept loisirs capitaux, Marianne, 28 juillet 1937.
6. Regards, 30 septembre et 7 octobre 1937.