Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
Nous avons déjà parlé sur ce blog, à plusieurs reprises, des œuvres de Günther Anders. Rappelons cependant en quelques mots que ce philosophe moraliste est né sous le nom de Günter Stern en 1902 en Prusse orientale, à Breslau, aujourd’hui ville polonaise (Wroclaw).
D’origine juive, mais athée, il a participé, au deuxième plan, à l’Institut de recherche sociale qui s’appellera plus tard École de Francfort. Il fut élève de Husserl et Heidegger. De cette équipe, il appréciait les idées critiques, mais non le comportement humain d’intellectuels comme Adorno ou Hockenheimer. Cette attitude réservée fut également celle de sa première femme, Hannah Arendt et de son cousin éloigné, Walter Benjamin. Il nous est important de qualifier ces trois grands esprits de philosophes atypiques, ce qui a influé sur leur réception.
Avec de nombreux intellectuels d’origine juive, ce penseur fort peu académique, moraliste, mais aussi romancier, journaliste et essayiste, se sauva en 1932 d’une Allemagne en voie rapide de nazification, mais il ne partit pas avant 1936 pour les États-Unis, ou se repliera l’École de Francfort. On sait trop peu qu’Anders vécut en France entre 1933 et 1936.
L’écrivain, qui ne supportait pas l’ambiance et la société des États-Unis, vint vivre en Autriche en 1950, ne pouvant se passer de sa chère langue allemande, mais refusant de s’installer dans une des deux Allemagnes. L’Autriche était pourtant bien moins dénazifiée que la RFA. Il ne lui aurait resté comme choix que la Suisse allemande, mais il ne parlait pas le Hoch Deutsch.
Depuis Vienne où il résidait, il publia de nombreux textes, pendant plus de 40 ans, notamment L’obsolescence de l’homme (1950), essai sous-titré : « Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle ». Ce travail philosophique installa sa réputation de pessimisme. On doit également, à Anders, parmi d’autres écrits, un roman satyrique, Les catacombes de Molussie (1932-1938), auquel il fait parfois référence dans le nouveau livre qui vient de paraître en traduction aux Belles Lettres, consacré aux horreurs américaines de la guerre du Viêt-Nam.
À sa mort en 1992, Anders a laissé en héritage des milliers de pages, dont l’édition s’effectue en trois temps. Il s’agit d’abord d’un classement par les spécialistes, puis d’une parution en langue allemande et, enfin, d’une traduction dans d’autres idiomes, dont le Français, ceci créant des décalages parfois sidérants. Ainsi Visit beautiful Vietnam, ABC der Agression (damals und heute) est-il paru en Allemagne en 1968, après la fin des sessions du Tribunal Russel présidé par Jean-Paul Sartre, qui se voulait un « tribunal international des crimes de guerre » et entendait juger notamment le Président Lyndon Johnson (1908-1973) pour son rôle moteur dans la guerre du Viêt-Nam. Anders participa aux sessions.
Avec une très intéressante introduction du traducteur, Nicolas Briand, les éditions Les Belles Lettres viennent d’éditer la traduction française, du livre qui suivit. Ces réflexions nous arrivent très tard. Mais l’histoire éditoriale de ce nouveau chef-d’œuvre d’Anders ne se résume pas à cet écart temporel. Une version Est-allemande est en effet parue à Berlin-Est en 1971. Les staliniens auront eu moins de scrupules à tacler les États-Unis que ceux qui éditaient Anders du côté réputé libre du mur et treize textes « oubliés » à l’Ouest figurent aujourd’hui dans la version française (entre temps, une nouvelle édition critique est sortie en Allemagne). À l’Ouest, on considérait ce livre comme un « brulôt gauchiste » et anti-américain. Sans doute un rappel quantitatif, comme celui-ci, typique du style d’Anders, ne plaisait-il pas à tout le monde : avec 77 000 tonnes de bombes lancées sur le Viêt-Nam, les Coréens devraient s’estimer heureux de n’en avoir reçu que 17 000. Quant aux bombardements allemands sur Londres, ils n’atteignaient pas en un an ce qui tombait sur le Viêt-Nam en un mois. Heureux Anglais…
On nous permettra de citer l’un des textes rescapés en question, le plus court, intitulé : « Trahir, le double sens du verbe ». « Après que David Mealo (un soldat américain) eut fait des déclarations à la télévision, apprend-ton, il se serait rendu coupable, car il avait parlé de ce qui s’était passé : l’extermination de la population de Son My. On comprend maintenant le double sens du verbe « trahir ». Quiconque trahit la vérité (au sens de « ne la garde pas secrète ») trahit (au sens de « est déloyal ») son pays. Est vrai en revanche : quiconque ne trahit pas la vérité trahit la vérité. »
Nous ne nous risquerons pas à résumer cet ouvrage fait de fragments en un décousu haute-couture dont on vient de voir un exemple, mais on notera quelques idées force, notamment l’insistance de l’auteur sur la manière dont l’industrie d’armement fonctionnant à plein régime en période de guerre, cela implique plusieurs conséquences, dont l’adhésion des membres du prolétariat à ce qui les nourrit, même si les ouvriers fabriquent du Napalm ou des gaz défoliants dont ils savent pertinemment à quoi ils vont servir. Cela isole d’autre part les intellectuels critiques du reste de la population, ce qui n’empêchera pas les militants anti-guerre de générer des manifestations regroupant des millions de personnes, mobilisations qui feront tache d’huile dans d’autres pays. En France les Comités Viêt-Nam, fondés en novembre 1966, constitueront l’une des bases de la montée en force de l’extrême-gauche, avec ralliement de jeunes communistes en rupture de ban.
Anders poursuit dans cet ouvrage l’expression d’une conscience aigüe de l’horreur du monde, structurée par Auschwitz, puis Hiroshima-Nagasaki, puis par la guerre du Viêt-Nam. Militant antinucléaire, il constate avec effarement que les armes de destruction massive existent au sein de l’univers militaire dit conventionnel, pour constituer ce qu’il appelle l’ABC (Atome, Bactériologique et Chimique). La force de la démonstration est d’autant plus puissante que l’auteur use du paradoxe et va jusqu’à poser l’impossibilité du ridicule, l’impérialisme intégrant sa propre critique comme négativité.
Dans le même registre, l’une des hantises d’Anders est la force quasi irrépressible de l’idéologie qui permet au capitalisme d’embrigader celles et ceux qui souffrent le plus du système. Le moraliste n’aura pas connu Donald Trump, mais il considère que les derniers présidents américains, Kennedy y compris, ne s’exprimaient que dans un langage simpliste et que la guerre du Vietnam aura brisé l’idée de vérité et fortement contribué à abimer le langage. Il note d’autre part que ce conflit a constitué pour l’armée américaine une sorte de terrain de recherche appliquée, aidée en cela par deux de ses anciennes victimes, le Japon et la Corée. Bienvenue chez Kafka, suggère Anders a bien des reprises.
En un mot comme en cent, l’Allemagne n’aura compris que trop tard qu’elle disposait avec ce monument d’un penseur Alte Schule (vieille école), l’un des derniers représentants d’un humour ashkénaze instillant un délicieux poison dans la philosophie morale, un écrivain attachant dont nous découvrons, certes avec retard, combien il parle à notre époque désorientée, en nous remettant en mémoire, dans sa dernière publication traduite, une guerre américaine du Viêt-Nam (1961-1975) qui suivit la guerre française dite d’Indochine (1946-1954) et la guerre de Corée (1950-1953), et se déroula parallèlement à la guerre civile du Laos (1953-1975). Certes, lorsqu’en 1947, le journaliste américain Walter Lippmann inventa le concept de guerre froide, il ne pouvait deviner ce qui se passerait dans le Sud-Est asiatique et en Amérique du Sud et centrale. Mais toutes celles et ceux qui reprirent ensuite la formule ont commis pour le moins un abus de langage.
Avec une gloire établie post–mortem, et une réputation grandissante à mesure que l’œuvre nous devient accessible, Günter Anders n’attend plus qu’advienne la biographie d’un esprit libre, d’un veilleur qui aura attendu longtemps son heure.