Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Le manuscrit de Poitiers
De 1756 à 1763, l'Angleterre, la France et l'Espagne ont été en guerre, ce qui entraîna de grosses difficultés pour Le Havre qui fut même bombardé en 1759, quatre jours durant. Le trafic maritime s'en ressentit fortement et le nombre des armements tomba de 73 à 23. On manque d'informations sur le rôle et les activités de la Franc-Maçonnerie havraise à cette époque. C'est d'autant plus frustrant que l'Obédience à laquelle se référait alors la Grande Loge de France était la Grande Loge d'Angleterre. Néanmoins, on peut avancer que la Maçonnerie a continué à se développer car un document des Archives départementales de Poitiers, daté du 19 novembre 1761, s'intitule « Règlements maçonniques du rite écossais selon les LL :. du Havre et de plusieurs autres. » Il avait été remis aux Grands Maîtres écossais de Paris qui, depuis 1747, s'efforçaient d'introduire en France un système de Hauts Grades pour faire suite aux trois premiers ; Apprenti, Compagnon et Maître.
Ce manuscrit de Poitiers est malheureusement incomplet, mais il contient un discours de réception au grade de Maître et des rituels pour les grades de Maître, Grand Écossais, Apprenti, Compagnon et Maître Petit Écossais. Le reste du dossier renferme des documents proches du rituel des Écossais de la Sainte Trinité que le Grand Orient de France a reconnu en 1786. Leur nom, à lui tout seul, souligne combien cette Maçonnerie était imprégnée de christianisme. Pour autre preuve, on peut citer les questions et réponses en vigueur pour le grade de Petit-Maître Écossais. Les voici :
« Quel est le premier Maçon qui a tenu Loge ?/ Saint-Jean-Baptiste. /Où l'a-t-il tenue ?/Au bord du Jourdain. /À quelle occasion ?/Lors du baptême du Fils du Grand Architecte de l'Univers. /Qui y présida ?/ La Sainte Trinité/ Combien de sortes de Loges y-a-t-il ?/ Trois sortes : la simple, la juste et la parfaite. / Expliquez-les moi. / Trois la gouvernent, cinq la composent et sept la rendent parfaite. [,,,] »
En présence de ces liens entre la Maçonnerie naissante et la religion chrétienne, on comprend mieux la double condamnation pontificale de 1738 (Bulle In Eminenti) et celle de 1751 (Bulle Providas). La Franc-Maçonnerie se réclamait, elle aussi, de la tradition chrétienne, mais elle introduisait des pratiques très différentes. On y acceptait en particulier des adeptes de croyances variées, au nom de la liberté de pensée et l'on demandait aux membres le secret absolu, ce qui limitait singulièrement l'intérêt de la confession pour les maîtres à penser d'éminents personnages. Au moins pour ces deux raisons, il convenait de se déchaîner contre cette pensée nouvelle qui se répandait de plus en plus. Clément XII déclara donc : « […] En réfléchissant sur les grands maux qui proviennent ordinairement de ce genre de sociétés ou conventicules, non seulement pour la tranquillité des États temporels, mais aussi pour le salut des âmes, et qu'ils ne peuvent être en aucune façon en accord avec les lois civiles et canoniques, et pour d'autres causes justes et raisonnables connues de Nous, nous avons décidé et décrété de condamner et d'interdire ces dites sociétés de Francs-Maçons. »
Quatre loges au Havre
La guerre de 7 ans terminée, le commerce reprit au Havre, notamment avec les colonies antillaises. Il s'effectuait soit en droiture, c'est-à-dire que les navires en partance du Havre s'y rendaient directement, soit de façon triangulaire. Dans ce cas, on partait pour l'Afrique où l'on échangeait de la verroterie contre des esclaves que l'on revendait ensuite dans les Antilles. À leur place, on chargeait du tabac, de l'indigo, du sucre ou du café, qui rapportaient beaucoup d'argent en France. Cette traite des Noirs fut très pratiquée au Havre durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, en particulier par des Francs-Maçons comme Lestorey de Boulongne ou Daniel Féray, membre de la Loge La Fidélité, en 1775. Pendant la reprise économique qui suivit la guerre de 7 ans, la Franc-Maçonnerie française connut quelques difficultés, comme en témoigne le Mémoire de Brest de la Chaussée, ancien haut dignitaire. L'anarchie paraît alors avoir régné un temps au sein de la Maçonnerie, même si le tableau brossé par Brest de la Chaussée est sans doute exagéré.
Au Havre, on trouve alors trace de quatre Loges. Aux deux déjà présentées, se sont ajoutées l'Unité et la Sagesse. On ne connaît la première que par un seul document, cité par de Loucelles qui écrit : « Cette Loge délivra, le 1er novembre 1768, un diplôme de Maître au F :. Philippe Étienne Odièvre. En tête de ce titre, elle rappelle qu'elle fut fondée en 1766, par le Prince-Comte de Clermont, alors Grand-Maître de toutes les Loges régulières du royaume.» Nous n'avons pas retrouvé cette archive, que Henri de Loucelles a pu consulter en son temps, mais nous n'avons aucune raison de douter de son témoignage. Quant à la Sagesse, elle a bien existé au Havre, de 1766 à 1776, comme en témoignent les registres de la Grande Loge d'Angleterre que nous avons pu consulter. D'abord classée sous le numéro 374, elle s'est vu attribuer ensuite celui de 375, puis de 310. Elle a été rayée de la liste des Loges de l'Obédience anglaise le 13 novembre 1776, après une délibération concernant plusieurs Loges, dont il est dit : « Ordered that the following lodges, which have ceased to meet, or neglected to conform to the Laws, be erased out of the list of loges. »
Durant la période qui précède la constitution du Grand Orient de France, les deux courants maçonniques issus de la première Loge havraise, la Fidélité, ont continué à exister. Le F :. D’Heruÿ, de la Parfaite Harmonie à l'Orient d'Abbeville, déjà cité pour avoir mentionné le nom du F :. Le Noble, avait également précisé, en 1765, que le F :. Jorel, Inspecteur de la Manufacture du Tabac, avait succédé à Le Noble et Bachelé. D'autre part, la tradition incarnée par Ursin Le Doyen s'est perpétuée avec le F :. Pierre François Varin, Charles Poullet, négociant, et J. Guillaume Poisson, capitaine de navire (BNF M2 242). Le 23 décembre 1772, deux ans avant la création du GODF, des Constitutions ont même été délivrées à la Loge dont Ursin Le Doyen était Vénérable. Curieusement, elle n'apparaît que sous le nom de « Saint Jean de Jérusalem »...