Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Le Discours de la fracture
Le recours au discours de la « fracture » est devenu un cliché répandu dans le monde politique. Il avait servi à Jacques Chirac en 1995, inspiré par Emmanuel Todd opposant les élites mondialistes et les classes populaires. Après une relecture par Patrick Buisson, il a irrigué la campagne électorale « antisystème » de 2012 de Nicolas Sarkozy. Marine Le Pen a utilisé et utilise encore la fracture pour faire valider son discours contre les « élites mondialisées » et l’« UMPS ». À gauche, « La Gauche populaire » y a puisé la légitimité de son courant et Manuel VALLS, dans son discours de politique générale le 16 septembre 2014, a évoqué « une crise de valeurs, une crise de citoyenneté, des fractures ». Enfin, lors de sa présentation des États généraux des socialistes, Jean-Christophe Cambadelis a annoncé une prochaine convention sur « la fracture territoriale et les moyens de la surmonter ».
Ce discours de la « fracture » a été réactivé par Christophe Guilluy. Selon ce géographe (Fractures françaises, Bourin Éditeur, 2010 et La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014), il y aurait deux France. D’un côté les métropoles, là où se créent les richesses, la France qui va bien. Elle abrite les emplois très qualifiés et connectés, les gagnants de la mondialisation, elle s’incarne dans les « bobos » avec les immigrés les plus précaires à leur service. De l’autre côté, il y aurait la France « périphérique », celle qui va mal cumulant chômage, délinquance et villages-dortoirs soit 64% de la population ! Et c’est dans cette France « périphérique », oubliée des grands partis de gouvernement que le Front national (FN) engrangerait des voix.
Il faut interroger ce succès du discours de la « fracture » dans toutes les familles politiques, car ce quasi-unanimisme masque une paresse intellectuelle à décrire les réalités de la France contemporaine. Où est en effet l’unité des 64% de la population de la France « périphérique » quand il faut agréger, dans les mêmes intérêts convergents, des jeunes et des vieux, des paysans et des ouvriers, des employés et des petits fonctionnaires ? Où est la réalité de la « loi spatiale » qui ferait de l’éloignement du « centre » la force du vote FN quand le cœur de Marseille a connu un vote FN important ? Où est le vote populaire pour le FN quand, à Brignoles qui a élu un conseiller général FN en 2013, ce sont les petites communes résidentielles et aisées qui ont le plus voté FN ?
En fait le discours de la « fracture » réactive un vieux mode de pensée fondé sur l’opposition ville-campagne. Il a ses origines dans la détestation de Paris, assimilé à 1789. Il s'est nourrit de la veine contre-révolutionnaire, comme Louis Veuillot qui publie Les odeurs de Paris en 1866, ville païenne et puante. Au XXe siècle, il est récupéré par des républicains, bousculés sur leur gauche par les plus radicaux, qui ont développé un discours agrariste d’opposition aux « faubourgs rouges » : Jean Chastenet, socialiste jusqu’aux années 1930, déclare ainsi en 1925 : « Je ne vois qu’un remède. C’est la terre, oui la terre trois fois sacrée, qui nous régénérera. La terre, en effet, ne meurt pas. Et elle a, pour tous les hommes, des trésors de bonheurs »… On croyait que Philippe Pétain l'avait soldé avec sa formule de 1940 : « La terre, elle ne ment pas ».
Aujourd’hui ressuscitée, la vieille logique binaire d’opposition permet d’effectuer une cartographie de zonages et, ensuite, d’assigner une politique à chaque territoire : de la ville à l’« hyper-ruralité ». Mais elle sape les fondements d’une autre logique plus souhaitable de coopération et de construction. Car le rural comme le périurbain ou l’urbain recouvrent des réalités très diverses. Les gagnants et les perdants de la mondialisation comme de la mutation économique sont partout et les territoires se présentent comme plus compliqués que prévus. De plus les situations de dépendance existent partout, dans les métropoles comme ailleurs. Ne seraient-ce que parce que les villes ont toujours dépendu des territoires agricoles pour leur approvisionnement. La réalité est que la France n’appartient plus (si elle y a appartenu un jour) à un système autochtone et autarcique, le pays étant entré en systèmes, là où les interdépendances sont multiples : locale, régionale, nationale, européenne et mondiale. Tenir le discours de la fracture, c'est ne voir qu'un pavé mosaïque dans le pavé mosaïque. Mais ce n’est pas sur la fracture qu’on bâtit une politique, c’est sur le lien.