Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
La lente émergence du genre
Julien Vercel
Les rumeurs les plus folles ont circulé : un complot serait fomenté depuis la tête de l’État. Les enseignants, avec la complicité de leurs syndicats, feraient tout pour ruiner la famille traditionnelle et pervertir les enfants. L’anarchie menacerait par inversion des sexes, annulation des différences et pédophilie (utilisation de sex toys, masturbation collective et manuels subversifs) ! Les intégristes catholiques et musulmans, les groupes d’extrême-droite, les adeptes des complots se sont retrouvés dans les « Jours de retrait de l’école » lancés entre janvier et mars 2014 par Farida Belghoul contre le programme des « ABCD de l'Égalité », sensibilisation à l’égalité des chances entre femmes et hommes. Marine Le Pen pratiquait, une fois de plus, l’amalgame en mélangeant les « ABCD de l’égalité » en écoles avec les interventions contre l’homophobie qui ont lieu sur invitation des collèges à partir de la 4e : « La réalité, c’est que des militants LGBT [pour lesbienne, gay, bi et trans] vont aujourd’hui dans les écoles pour exposer la théorie du genre » (Mots croisés, 3 janvier 2014). Elle désigne ainsi à la vindicte les bénévoles des associations de luttes contre l’homophobie.
Notons d’abord que le mécanisme du complot paranoïaque est un mouvement purement politique. En effet, si l’intérêt des enfants était la préoccupation réelle des parents ayant suivi le « Jour de retrait de l’école », il n’y aurait plus aucun enfant dans les écoles catholiques depuis le rapport du comité des Nations unies sur les droits de l'enfant, paru le 7 février 2014, très sévère à propos des actes pédophiles au sein de l’Église. Mais revenons au genre.
Le genre est d’abord un thème de recherche en sociologie qui traite des inégalités entre les femmes et les hommes pour lutter contre les stéréotypes. La notion de « genre » a commencé à émerger au croisement des études féministes et des sciences sociales, dans les écrits de Margaret Mead (Mœurs et sexualité en Océanie publié en 1928, mais en 1963 en France, chez Plon, puis dans ses autres ouvrages). Elle montre que les traits de caractère de l’homme et de la femme sont le résultat d’un conditionnement social. Simone de Beauvoir ensuite (Dans Le Deuxième Sexe, Gallimard, 1949) écrit : « On ne naît pas femme, on le devient » pour signifier que c’est la construction des individualités qui impose des rôles différents aux hommes et aux femmes. Mais c’est John Money (Hermaphroditism: An Inquiry into the Nature of a Human Paradox, thèse, Harvard University, 1952) puis Robert Stoller (Sex and Gender: On the Development of Masculinity and Femininity, Science House, 1968) qui ont fondé explicitement la distinction entre le « sexe », anatomiquement déterminé, et le « genre », résultat de l’expérience comme femme ou homme. Ensuite Ann Oakley précise ces notions (Sex, Gender and Society, Temple Smith, 1972) où le « sexe » désigne la partition biologique entre mâle et femelle et le « genre » désigne la distinction culturelle entre les rôles des femmes et des hommes. La place accordée dans la société ne serait donc pas déterminée « naturellement » mais construite par l’interaction entre l’hérédité et le social. Enfin Judith Butler, s’appuyant sur les travaux de Jacques Lacan, Jacques Derrida et Michel Foucault, explique que les limites sont toujours floues (Trouble dans le genre ; pour un féminisme de la subversion, Routledge, 1990). La notion de genre est donc un outil scientifique qui permet de révéler les mécanismes d’inégalités, les rapports de pouvoirs entre les sexes.
À suivre