Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Adon Qatan
Depuis août 2014 nous sommes, ici en notre Occident pacifié (ou presque), tranquillement au fait des événements irakiens quand les massacreurs de DAESH ont commencé à passer la frontière syrienne. Les médias plus ou moins dédiés à la cause chrétienne nous tiennent constamment au courant du sort des trois principales communautés orientales – très anciennes, usant de deux dialectes araméens – irako-syriennes (les deux Eglises rattachées à Rome : l'Eglise chaldéenne et l'Eglise syriaque catholique, et celle non « uniate » : l'Eglise syriaque orthodoxe, dite « jacobite », qui est monophysite) et se font l'écho de leur grande détresse – préconisant, entre autres, l'accueil inconditionnel de tous les réfugiés.
Nous connaissons donc les exactions systématiques des criminels djihadistes, mais ce qui frappe le plus parmi toutes celles-ci, pour tout européen ayant un minimum de conscience historique (ce qui semble de plus en plus rare ces temps-ci), c'est cette volonté d'exterminer automatiquement les kurdes Yézidis et certains de leurs voisins – et vis à vis théologiques – que sont les Shabaks, les Kakaïs (tout aussi kurdes) et leurs alliés de la minorité turkmène chiite; tous bien moins connus, et a priori moins intéressants, que les Chrétiens orientaux.
Cette élimination ressemble à la Shoah par balles pratiquée par les commandos nazis spécialisés, dans certains pays de l'Europe de l'Est, avant l'ultime mise en place des camps d'extermination – cette « réponse » nazie définitive à la « question juive ». Et comme pour l'Europe du XXème siècle, il y avait de nombreux précédents pluriséculaires et « hautements » traditionnels à cette horreur actuelle la plus absolue : celle de pogroms perpétuels plus ou moins grands, aussi loin que l'Histoire puisse nous renseigner, mais aussi d'autres tentatives plus vastes et plus calculées. Remarquons aussi que tout le Kurdistan est un véritable panier de crabes depuis quelques temps : Arabes contre Kurdes, Sunnites contre Chiites, et tous contre les Chrétiens, les Juifs et les Yézidis ! Et nous passerons sur les spécificités des persécutions syriennes et turques...
L'ethnologue René Lescot dans son « Enquête sur les Yézidis de Syrie et du Djebel Sindjar », en 1938 (in Mémoires de l'Institut Français de Damas, vol. 5), estimait qu'entre 1640 et 1910 il y avait eu pas moins que 20 massacres majeurs, c'est à dire en fait 20 grandes tentatives génocidaires ou ethnocidaires étatiquement organisées principalement par les Ottomans et leurs séides. Quelques exemples indicatifs : En 1415, l'émir sunnite de la Djéziré syrienne décida de s'occuper de « la question yézidie », alors que ceux-ci affirmaient se rattacher à la branche mystique du Sunnisme depuis le XIIème siècle – le Soufisme de la tariqa Adawiyya, la « Voie de Sheikh Adi ». Il est vrai que ce prestige soufi, combiné avec l'instabilité politique de l'installation mongole dans la région du XIème au XIVème siècle., avait permis le développement d'un véritable royaume yézidi à cheval sur ce qui est actuellement la Turquie, la Syrie et l'Irak.
De 1640 à 1655, l'ottoman Evliya Celebi tenta de résoudre la même « question yézidie » avec l'aide de son armée. On recense en 1832 un massacre généralisé à Soran, dans la période de guerres incessantes allant de 1828 à 1878. 1892 se révèle d'être une année de grands massacres, toujours orchestrés par l'Empire ottoman. En 1915, les Yézidis accueillirent et cachèrent les Arméniens et les Chrétiens assyro-chaldéens pourchassés par l'armée et les milices kurdo-turques. Cela renforça encore l'alliance et l'amitié profonde, qui existait déjà au XIXème siècle., entre la communauté yézidie et les différentes communautés chrétiennes orientales – ces dernières faisant d'ailleurs un pélerinage à la mecque du Yézidisme, au sanctuaire-mausolée de Sheikh Adi qu'ils identifient à Mar Addaï, l'un des grands apôtres de la Mésopotamie.
En 1935, une révolte yézidie contre le pouvoir irakien aboutit à une répression féroce, une mise à feu et à sang du Sinjar et une déportation de masse dans le sud du pays. Plus tard, Saddam Hussein pratiqua envers les Kurdes – dont les Yézidis – une politique d'arabisation forcée, encourageant les persécutions locales envers les Yézidis et leurs équivalents chiites Shabaks et Kakaïs. C'est en février 1988 que débuta une tentative d'extermination des Kurdes en général, programmée par Saddam Hussein, aboutissant le 16 mars aux bombardements chimiques d'Halabja : en tout plus de 2000 villages furent détruits et parmi eux un nombre indéterminé appartenant aux minorités yézidies et autres. En 2003, la chute de la dictature baasiste n'arrangea en rien les relations entre la communauté yézidie et les sunnites surtout arabes. Cela amena en août 2007, à l'explosion par Al-Qaïda de quatre camions bourrés d'explosifs dans des villages de la plaine de Ninive, faisant plus de 400 morts chez les Yézidis – certaines sources vont jusqu'à parler de 800 morts, en comptant les blessés graves décédés peu après, ce qui est l'un des plus grands attentats de masse à la bombe, de notre époque.
Les Yézidis eux-mêmes parlent actuellement, et de façon très symbolique et quasi mythique, d'un 73ème génocide. Mythique, certes, mais il ne sont peut-être pas loin du compte objectif, car la liste que nous avons donnée ci-dessus, qui est bien loin d'être exhaustive, n'illustre qu'imparfaitement la constance des autorités sunnites à travers les siècles, et ne donne qu'une vague idée des pogroms non officiels et non recensés que pouvaient subir les villages yézidis de la part de leurs voisins sunnites kurdes ou arabes, alors même que comme le résume simplement Jacqueline Sammali au sujet des Yézidis, dans Être Kurde, un délit ? Portrait d'un peuple nié (L'Harmattan, 1995), p.53 : « L'importance attachée aux nombreux principes moraux – notamment l'honnêté, l'indulgence et la tolérance à l'égard des autres croyances – est relevée par tous les auteurs. » Un autre problème se pose : depuis quand les Yézidis sont-ils persécutés et par qui ? Cela nous amène à deux autres questions : depuis quand les Yézidis existent-ils ? Et qui sont-ils exactement (pour être ainsi détestés durablement) ?
Comme nous savons pertinemment qu'il existait un Yézidisme pré-adawiyya, avant le XIIème siècle, certainement déjà persécuté par les Sunnites et les Chiites, mais aussi probablement plus anciennement encore – avant le surgissement de l'Islam au VIIème siècle – par les différentes Eglises chrétiennes de la région, à prétention « orthodoxe », considérant ces proto-Yézidis comme des païens ou des hérétiques – et cela en contradiction totale avec les rapports que les deux communautés, yézidies et chrétiennes, entretiennent actuellement, ayant fini au cours des siècles par s'allier contre leur oppresseur commun (cela vaut aussi pour les différentes minorités chiites : kakaïs, shabaks et turkmènes). Quant à cette catégorie fort subjective, car obligatoirement « orthodoxe », d'« hérétiques » – qui relie directement le proto-Yézidisme au Christianisme – nous allons apercevoir dans la deuxième partie à venir de cet article qu'elle a quelque réalité, et qu'à travers le Yézidisme nous remontons curieusement à ces fameuses supposées « hérésies » des tous premiers siècles de notre ère...