Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Julien Vercel
Qui n’a jamais rêvé de mettre tout en équation, de traduire la vie même, qu’elle soit personnelle ou sociale, en quelques données techniques et mécaniques ? Là aussi, tout serait tellement plus simple. L’informatique avec son langage binaire et le numérique avec son formidable potentiel de stockage des données ont redonné une nouvelle vigueur aux utopistes du XIXe siècle qui voulaient régler le fonctionnement de la société comme une machine. Les données quantitatives règnent en effet sur tous les aspects du vivant aboutissant à ce qu’Éric Sadin appelle « une réalité de toute part imprégnée de chiffres » (La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique, L'Échappée, 2015).
Cela a commencé avec un modèle managérial fait d’indicateurs forcément quantitatifs pour être comptés et comparés. Sous la pression des financiers, les entreprises se sont converties en confondant « objectif » et « stratégie ». Comme le rappelle François Dupuy (La Faillite de la pensée managériale, Le Seuil, 2015) : être le numéro 1 du marché est un objectif, pas une stratégie.
Le modèle fut bientôt exporté vers le secteur public sous couvert de « modernisation de l’État » puis de « révision générale des politiques publiques-RGPP ». Les chiffres envahissent alors les discours politiques : en 2007, Nicolas Sarkozy voulait ne remplacer qu’1 fonctionnaire sur 2 qui partent à la retraite ; en réponse, en 2012 François Hollande annonce la création de 60 000 postes dans l’Éducation nationale. Et tant pis si on oublie la stratégie, le projet de société, pour ne retenir que des chiffres.
La construction européenne qui doit collationner des données entre tous les États-membres aux situations très différentes a été encore un accélérateur de la diffusion des fameux indicateurs du « système européen d’évaluation ».
Les indicateurs, les systèmes de collectes de données de plus en plus rapides et automatisés et les algorithmes laissent l’individu responsable, mais isolé. Il se dessine même une alliance redoutable entre la technologie et le système néolibéral : depuis la surconsommation frénétique des nouveautés technologiques pour rester connectés jusqu’au flicage des malades par les assureurs pour calculer le « juste » prix de la prime d’assurance. Chacun se retrouve alors devant une alternative terrifiante, mais passionnante : soit il peut disposer d’outils de calcul inimaginables, soit il peut s’abandonner à l’automatisme des décisions algorithmiques, ce qu’Evgeny Morozov appelle « l’automatisation cognitive » (Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique, FYP éditions, 2014)… Bref, on peut choisir d’être tout-puissant ou impuissant. La place du citoyen au royaume des chiffres reste décidément à inventer.