Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Stéphane François
Le passage du mythe des Illuminés de l’Europe vers les États-Unis est difficilement datable, d’autant que ce pays connaît une culture du complot qui lui est propre et qui est dynamique. Toutefois, nous trouvons des références à ceux-ci dans la littérature conspirationniste dès 1958, avec, par exemple, le Canadien William Guy Carr (Pawns in the Game, Los Angeles, St. George Press, 1958), très lu aux États-Unis. Ce sont ces milieux qui firent de la pyramide surmontée d’un œil (symbole de l’omniscience divine) représentée sur les billets américains ou sur le grand sceau de ce pays un symbole Illuminati. Parallèlement à cela, il faut prendre en compte que la franc-maçonnerie se développa rapidement dans ce pays après l’indépendance de celui-ci ; que plusieurs rédacteurs de la Déclaration d’indépendance et acteurs de la guerre contre les Britanniques étaient des francs-maçons. Le rejet de l’État fédéral, comme de la franc-maçonnerie, l’antisémitisme et la tendance au conspirationnisme firent qu’une première mouture du mythe Illuminati vit le jour dans ce pays au début du XXe siècle.
Il reprit une nouvelle vigueur dans les années 1980 lorsque certains militants d’extrême droite le fusionnèrent avec les extra-terrestres et le mythe de l’existence de bases aliens aux États-Unis, lors de l’« affaire de Roswell ». S’il s’est bien passé quelque chose à Roswell en 1947, à savoir la découverte par le fermier Mac Brazel de débris métalliques dans son champ, à l’époque, il n’était pas question de la découverte d’une soucoupe volante du côté de Magdalena, mais plutôt d’essais d’armes secrètes dans le cadre de la guerre froide naissante. En fait, cette « affaire » ne commence réellement qu’en 1980 avec la publication du livre de Charles Berlitz et de William Moore, Le Mystère de Roswell. La traduction française est publiée l’année suivante (Paris, France Empire, 1981). Moore est un ufologue assez marginal marqué par le conspirationnisme. Le succès de ce livre popularisera l’ufologie conspirationniste et permettra la fusion du mythe de l’occupation de la Terre par des Entités biologiques extraterrestres (EBE), au choix « Petits gris » ou « Reptiliens » (le motif apparaît dans la littérature ufologique en 1967, avec Flying Saucer are Hostile. UFO Atrocities from strange disappearances to bizarre deaths de Brad Steiger et Joan Whritenour, Award Books), les versions varient sur ce point, avec celui du gouvernement mondial et secret des Illuminati.
Ce sont donc d’autres histoires qui allaient alimenter l’idée d’un complot. Il existe deux versions du complot au départ, celle défendue par l’ex-militaire et journaliste Donald Keyhoe (1897-1988), qui déclare, dès 1950, dans un article publié dans True, que l’armée cache des informations et hésite à les divulguer. L’autre version c’est celle de Franck Scully (1892-1964), le premier auteur à diffuser l’idée que des soucoupes seraient tombées et auraient été récupérées par l’armée. Cependant, le conspirationnisme qui nous intéresse, c’est-à-dire la version agressive et marquée idéologiquement n’apparaît aux États-Unis qu’au milieu des années 1980, en particulier grâce, selon Bertrand Meheust (voir éléments bibliographiques), à « La diffusion, sur tout le territoire américain, de rumeurs fantastiques relatives à des pactes secrets que les autorités auraient passés avec les Prédateurs ». Le gouvernement américain, l’Organosation desd nations unies (ONU) ainsi que les gouvernements européens auraient fait alliance avec des extra-terrestres dans le but d’asservir la Terre et de leur fournir des cobayes humains. Il existerait donc un gouvernement mondial, fantôme, extra-terrestre, dirigeant les gouvernements nationaux : le Majestic 12 ou MJ 12, un thème qui circule dans les milieux ufologiques radicaux dès 1985.
Ce thème conspirationniste a été vulgarisé, popularisé, aux États-Unis vers la fin des années 1980 par deux auteurs : John Lear et William Cooper (1943-2001), mais nous nous intéresserons surtout ici au second, auteur du Gouvernement secret. L’origine, l’identité et le but du MJ 12 (Montréal, Louise Courteau éditrice, 1989). William Cooper a été assassiné en 2001 dans des circonstances douteuses (il fut tué lors d’un échange de tir avec des policiers venus l’arrêter). Cooper se présentait en outre comme un ancien membre des services de renseignement de la marine américaine – sa position doit être indiscutable – qui aurait trouvé, par hasard, des documents secrets concernant les rapports entre les extra-terrestres et le gouvernement fédéral. Il était également un animateur-radio dont l’émission était appréciée par les milices patriotiques et surveillée par la Maison Blanche. L’antisémite Cooper a republié intégralement les Protocoles des Sages de Sion dans son livre Behold a Pale Horse (« Voici le cheval pâle »), demandant à ses lecteurs de remplacer le mot « Juif » par « Illuminati ». C’est donc lui qui fit le lien entre les deux discours. Selon les émules de Cooper, les EBEs/Illuminati contrôleraient différentes organisations internationales comme l’ONU, la Trilatérale, certaines loges maçonniques, etc., voire que le sida serait une manipulation des extra-terrestres pour affaiblir l’humanité… Ils chercheraient également à mettre en place une gouvernance mondiale, le New World Order (NWO), une vieille antienne antiétatique et anti-élites des milices américaines et un thème récurrent des extrêmes droites anti-judéo-maçonniques. Nous retrouvons donc de vieux motifs provenant de l’extrême droite la plus radicale.
Pour les plus radicaux, tel le Britannique David Icke, cette présence extraterrestre sur Terre serait beaucoup plus ancienne que 1947 : les EBE dirigeraient le monde depuis l’Antiquité, reprenant et déformant, dans un sens conspirationniste, la thèse des « Anciens astronautes », ou des « paléovisites » qui raconte la visite sur Terre, à des époques très anciennes, de « visiteurs » extra-terrestres, mais pas forcément non-humains. Ils auraient été en fait divinisés par les peuplades primitives de notre planète. Ce motif se retrouve, par exemple, dans l’idée que les Annunaki, castes de dieux dans le système de croyances des mésopotamiens de l’Antiquité, en particulier sumérien, seraient la première représentation humaine de ces EBEs, souvent représentés comme étant des « Reptiliens ».
À suivre...
Éléments bibliographiques :
Sur la culture du complot : Stéphane François, La Modernité en procès. Éléments d’un refus du monde moderne, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2013, en particulier le chapitre intitulé « Dérive paranoïaque », pp. 153-167
Sur Roswell : Pierre Lagrange, La Rumeur de Roswell, Paris, La Découverte, 1996, pp. 111-113
Sur l’ufologie : Bertrand Meheust, En Soucoupes volantes. Vers une ethnologie des récits d’enlèvements, Paris, Imago, 1992
Sur la théorie du complot : Véronique Campion-Vincent, La Société parano. Théorie du complot, menaces et incertitudes, Paris, Payot, 2005
Sur les paléovisites : Wiktor Stoczkowski, Des Hommes, des dieux et des extraterrestres, Paris, Flammarion, 1999