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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

"Les Ordres de sagesse du rite français. Au cœur de la franc-maçonnerie libérale, des Lumières au XXIe siècle" de Cécile Révauger et Ludovic Marcos

"Les Ordres de sagesse du rite français. Au cœur de la franc-maçonnerie libérale, des Lumières au XXIe siècle" de Cécile Révauger et Ludovic Marcos

Il s’agit là d’un livre d’histoire (préface de Daniel Keller et introduction de Jean-Pierre Catala, Dervy, 312 pages, 24 euros), mais qui est aussi un ouvrage de commande et cependant d’une grande honnêteté. Il se montre très précis quant à sa volonté de décrire dans le détail la reconstitution au Grand orient de France des quatre ordres de sagesse, lesquels suivent les trois degrés symboliques, jadis appelés hauts grades. Ceux-ci avaient été abandonnés au début du XIXe siècle au profit des trente-trois degrés du Rite écossais ancien et accepté (REAA).

La redécouverte de ce patrimoine synthétisé par le Grand orient avant la Révolution, pour tardive qu’elle ait été (la réflexion sur cette temporalité restant à étudier), s’est effectuée en plusieurs étapes. Cela a commencé hors du Grand orient -mais à partir d’un de ses membres (René Guilly) à compter de 1963- cela s’est poursuivi, après 1970, en marge de la Grande loge nationale française-Opéra (GLNF-O), dans un chapitre inter-obédientiel (Roger d’Almeras). Puis, et c’est ce qui manque dans la reconstitution historique proposée par Cécile Révauger et Ludovic Marcos, cela s’est installé en 1979 à la Grande loge nationale française (GLNF). Enfin à partir de 1994, c’est au sein du Grand orient et des obédiences libérales que cela s’est mis en route.

Les rapports de force à la fois idéologiques et personnels qui ont marqué cette remise du Rite français sur les rails dans son entièreté sont minutieusement décrits, témoignages à l’appui. On apprend ainsi qu’il exista, entre 1994 et 2000, trois tendances qui se sont confrontées sur des bases à la fois idéologiques (présence ou non du Grand architecte de l'Univers-GADLU), géographiques (spécificité des chapitres du Sud-Est), stratégiques (maintien ou non au sein du Grand collège des rites dominé par le REAA et personnels (deux anciens Grands maîtres Christian Pozzo di Borgo et Paul Gourdot qui ne s’entendaient pas). On notera que la galerie des portraits photographiques qui figure dans l’ouvrage ne correspond pas tout à fait aux personnes citées comme ayant tenu un rôle important dans cette affaire.

Quel que soit le sérieux du travail accompli, on peut reprocher aux deux historiens qui se sont attaqués à cette commande des autorités actuellement à la tête du Grand chapitre général d’être obnubilés par la question de la légitimité, alors que le Grand orient a pourtant largement gagné cette bataille, notamment face aux tenants de la transmission de patentes du Rite français par le Brésil ou les Pays-Bas. Les auteurs en viennent à oublier ce que furent les suites pourtant étudiées par d’autres (Roger Girard, Edmond Mazet, Hervé Vigier) de l’aventure du pionnier René Guilly et de ses amis, sortis du Grand orient en 1963. Le réveil des ordres de sagesse passa par la GLNF-O, devenue Grande loge traditionnelle et symbolique Opéra (GLTSO), ce qui est pris en compte par Cécile Révauger et Ludovic Marcos, puis par la Loge nationale française (LNF), ce qui est trop rapidement évoqué (quid des relations avec le Chapitre métropolitain dont on nous dit qu’il s’est rapproché du Grand chapitre du Grand orient, mais qui fonctionne sur une patente hollandaise ?) et, surtout par la GLNF, ce qui explique que le Rite français soit aujourd’hui présent non seulement en son sein, mais aussi dans les produits de son éclatement récent, notamment à la Grande loge de l'alliance maçonnique française (GL-AMF). Ce trou dans la chronologie est d’autant plus regrettable que la boucle est aujourd’hui bouclée avec les relations cordiales établies entre les Grands chapitres du Grand orient et de cette GLNF. La conception traditionaliste, qui fut et reste marginalement présente au Grand orient, n’empêche pas une prise en compte minimale de son existence par les historiens, fussent-ils engagés dans le camp de libéraux, quoi qu’il en soit de l’éventuelle reconnaissance et inscription des traditionalistes dans un ensemble élargi.

Pour ce qui est de l’histoire plus ancienne, en particulier les conditions de victoire du Rite écossais sur le Rite moderne/français à la fin de l’Empire, les auteurs insistent sur la faiblesse des hommes plutôt que sur ce qui constitua une véritable lutte de classes poursuivant celles de l’Ancien régime, entre un Rite écossais à composante sociologique aristocratique et son concurrent où l’on retrouvait une clientèle essentiellement bourgeoise.

Il se trouve par ailleurs dans le livre (p.83) un étonnant paragraphe concernant la Grande loge mixte de France (GLMF) qui, en 2004, aurait voulu pratiquer les ordres de sagesse. Or le livre mentionne et à deux reprises (p.270 et 284) que le Grand chapitre général de Rite français de la GLMF a été installé en juin 2000 par celui du Grand orient dirigé, alors, par Jean-Pierre Lefèvre, sachant par ailleurs que le Rite français existait, à cette époque, inclus dans un Suprême conseil, depuis 1995.

À propos de la tendance majoritaire que domine le Grand orient, dans une logique d’exercice laïque et progressiste des ordres de sagesse, l’ouvrage nous apprend que son Grand chapitre fédère environ 4 300 membres (combien de sœurs ? On l’ignore hélas), répartis dans quelque 195 chapitres, contre 8 600 membres des hauts grades écossais, soit exactement la moitié. Les auteurs nous présentent aussi l’un des instruments de la puissance de cette tendance qui se veut héritière des Lumières. Il s’agit de son développement international à travers le Comité de liaison Ramsay qui fédère aujourd’hui vingt-cinq Grands chapitres et dont l’élargissement géographique se poursuit.

On notera enfin une étrange conception des théories du genre. Affirmer (p.271) qu’Olivia Chaumont, première femme à avoir intégré cette structure en 2010, aurait changé de genre est impropre. Elle a changé de sexe. Le genre étant indépendant du sexe (cf., notamment, les travaux de Judith Butler), il peut exister des hommes qui se sentent femmes et inversement, ce qui implique, au passage, que si l’on applique la dite théorie aux obédiences mono-sexuées, on peut en conclure qu’elles sont de facto mixtes, et ce depuis toujours.

En résumé, l’originalité de ce livre qui propose par ailleurs une iconographie aussi riche qu’originale, tient essentiellement dans la description des forces qui se sont opposées, puis rassemblées, après que le réveil des Ordres a été décidé. Mais il aurait gagné à être mieux structuré autour des enjeux du paysage maçonnique, plutôt qu’autour d’un ensemble de témoignages parfois redondants qui fournissent cependant une base de travail et de réflexion, en ce qu’ils sont, répétons-le, d’une franchise qui exclut toute langue de bois et évite l’hagiographie.

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