Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot et Julien Vercel
La laïcité française a toujours été divisée. Voici qu’une affaire de tenue de bain clive à nouveau deux camps qui ne manquent pas de s’invectiver dans la presse et sur les réseaux sociaux. Certes il est d’autres sujets plus importants, mais le secondaire ne relève pas forcément de l’accessoire, fût il vestimentaire, les questions d’habillement n’étant pas toujours futiles. Bref il ne s’agit pas là de parler chiffons…
La décision du Conseil d’État suspendant l’arrêté pris par le maire de Villeneuve-Loubet interdisant le port sur les plages de cette combinaison intégrale a donné du grain à moudre à un groupe où l’on trouve pêle mêle : la Ligue des droits de l’homme, le Nouveau parti anticapitaliste, les Verts, le nouveau grand maître du Grand orient de France et quelques ministres, alors que le premier d’entre eux, Manuel Valls et la majorité du gouvernement se sont positionnés contre. Quant à Jean-Luc Mélenchon, il a déclaré qu’il s’agissait d’« une farce sans nom, une honte pour notre pays et pour nous-mêmes », refusant pour autant une loi que l’on a réclamé à droite et à l’extrême droite. Plusieurs responsables de Les Républicains (de droite) et du Front national se sont en effet prononcés non seulement pour un soutien aux différents maires qui ont pris un arrêté d’interdiction, mais, au-delà, pour le vote d’une loi d’interdiction de cette combinaison intégrale, rebaptisée pour faire plus fun : le « burkini ».
Comme il est des moments où il faut savoir choisir son camp, nous voudrions expliquer notre position franchement hostile à cette forme d’obscurantisme vestimentaire, au risque d’être assigné au deuxième ensemble précité, mais avec un décalage certain par rapport aux éléments qui sont habituellement convoqués. En effet, c’est sur un plan doublement progressiste que nous voudrions argumenter contre toute complaisance envers les provocations extrémistes : le féminisme et l’antiracisme.
Sur le premier aspect, il faut avoir étrangement oublié la contrainte que le masculinisme, pour ne pas dire le machisme, a fait porter tout au long de l’histoire sur les femmes dans la gestion de leur corps et de leur costume pour ne pas voir en quoi la liberté déclarée aujourd’hui par certaines d’entre elles de porter ce costume inventé par une libanaise en Australie (ô mondialisation !) relève à la fois d’un contrôle social exercé sur elles, fût-il introjecté, et d’une sorte de test islamiste. Le Backlash : la guerre froide contre les femmes décrit par Susan Faludi (Crown Publishing Group, 1991) n’est ainsi pas seulement conservateur et politique, il est devenu religieux. Au moment où des couples iraniens font circuler de nombreuses photos qui font fureur par leur regard persan sur les réseaux sociaux, montrant par dérision un homme voilé et une femme dévoilée, au moment où des Tunisiennes n’osent plus se montrer en bikini, alors qu’elles le faisaient sans problème il y a peu, le fait de ne pas comprendre la force de cet enjeu nous semble proprement atterrant. C’est le risque de l’effet « masse critique » telle que le définit Manon Tremblay, pour la politique, dans 100 questions sur les femmes en politiques (éditions du Remue-ménage, 2015) : passée une certaine proportion, la norme sociale peut changer et, ici, empêcher les femmes de s’habiller ou d’aller se baigner comme elles le souhaitent.
Quant à la question du racisme, ceux que l’on peut appeler sans scrupule les « islamo-gauchistes » traitent les défenseurs intransigeants de la laïcité, parmi lesquels nous acceptons de figurer, d’islamophobes, terme sur lequel nous reviendrons. À cette attitude, il existe deux raisons essentielles. D’abord certains souffrent d’une mauvaise conscience coloniale et, ensuite, ils pensent que le peuple a toujours raison. Sur le premier point, les horreurs avérées du colonialisme occidental ne peuvent servir de seule explication à la radicalisation d’une partie des musulmans, d’autant moins qu’il exista auparavant des colonialismes turc et arabe. C’est plutôt aux Lumières que les islamistes en ont, au point que certains font appel contre eux aux Lumières de l’Islam. Quoi qu’il en soit, si l’on devait disserter sur les rapports dialectiques entre les Lumières et le colonialisme, on ne pourrait pour autant réduire les premières au second, sauf à jeter le bébé avec l’eau du bain.
Sur le deuxième point, l’idée marxiste ou, plus largement d’extrême gauche, selon laquelle le peuple constitue par essence la classe progressiste, voire émancipatrice de toute la société, a montré qu’elle était le plus souvent fausse. Malgré le succès de certaines luttes ouvrières dans le domaine social, les diverses strates d’émancipation, le féminisme en particulier, sont passées essentiellement par les franges éclairées de la bourgeoisie. Or reconnaître que le peuple puisse se montrer aujourd’hui moins progressiste que la petite bourgeoisie n‘est guère possible pour les nostalgiques d’un prolétariat révolutionnaire, surtout s’ils sont eux - mêmes « petits bourgeois ».
Ce sont pourtant bien les couches populaires et les dirigeants islamistes qu’elles ont élus et parfois réélus qui exercent le plus fort contrôle social sur les femmes et sur leur vêture en particulier, que cela soit en Tunisie, en Turquie, en Iran, ou dans certains banlieues françaises.
Quant au terme d’« islamophobie », il relève d’une sémantique scandaleusement détournée. En effet, s’il s’agissait d’une détestation de l’islam, cela relèverait d’une position critiquable pour cause d’intolérance, comme ce serait le cas dans des cas de « catholicophobie », « judaïsmophobie », « bouddhismophobie »… Mais celles et ceux qui prononcent ce mot d’ « islamophobie » entendent souvent quelque chose comme « arabophobie ». Si c’était le cas, il s’agirait de racisme, mais ce n’est pas ce que le mot signifie.
Cette confusion entre les termes montre, s’il en était besoin, à quel point les islamo-gauchistes participent en fait d’une essentialisation musulmane des populations d’origine arabo-berbère. Or, si ces personnes peuvent être musulmanes de diverses sensibilités et de divers degrés de croyance et de pratique, elles peuvent aussi relever du christianisme oriental, du catholicisme, du protestantisme évangélique, de l’agnosticisme, ou de l’athéisme. Ces appartenances existent , mais cela se sait peu, pour plusieurs raisons. D’abord les études menées dans ce domaine se font rares et elles sont quasi confidentielles ; ensuite l’essentialisation des populations postcoloniales est fortement répandue dans l’opinion ; enfin la terreur que font peser les islamistes à plusieurs niveaux ne pousse pas à la libre expression des dissidences.
Cette essentialisation, n’ayons pas peur de le dire, est justement d’essence quasi raciste (oui, oui), version différentialiste, car elle revient à penser que les Arabes, les Turcs, les Russes, qu’ils soient chez eux ou ailleurs, et bien d’autres, relèveraient d’une culture, d’une histoire, si ce n’est d’une essence, qui feraient que la notion de liberté absolue de conscience serait inatteignable et que le féminisme à l’occidentale ne saurait être importé sans une sorte de viol anthropologique. La liberté et l’émancipation conçues comme une composante de l’impérialisme, en quelque sorte.