Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Stéphane François
L’occident connut, dans les années 1970, parallèlement au désintérêt pour le christianisme et à la décomposition des formes classiques du religieux, par un mouvement de balancier, un phénomène de recomposition parareligieuse, notamment à travers l’apparition d’une nébuleuse spiritualiste foisonnante, elle-même issue des contre-cultures. Cette période, corrélativement à la remise en cause des valeurs dominantes de l’Occident, vécut une crise métaphysique, voire mystique pour certains, ayant abouti à la (re)-découverte des spiritualités de l’Orient, à la mode des gourous, mais aussi à la diffusion de toute une subculture aux intérêts occultistes variables. Sa principale expression fut l’apparition de la nébuleuse New Age. Cet essor est lié, comme nous l’avons dit, au développement dans les années 1960 et 1970 de recherches « alternatives » dans divers domaines : médecine, économie, écologie, politique, religions, etc.
L’une des conséquences de ce phénomène de sécularisation est une dilution qualitative des thèmes ésotérico-occultistes. En effet, entre les années 1970 et la décennie suivante, et dans un curieux relativisme culturel, de jeunes gens mirent sur le même plan des références aussi diverses, et diversement comprises, que l’ésotériste René Guénon, l’ethnologue Claude Lévi-Strauss, l’ufologue Erich von Däniken, les « gourous » indiens, la culture pop (musique, cinéma, bande dessinée, etc.) et les références alternatives. De cet étonnant bouillon originel émergeront les objets de notre étude. En effet, en retour, ce relativisme culturel a permis une recombinaison innovante des thèses occultistes dans de nouvelles subcultures, a priori éloignées de ces milieux, donnant naissance à une interpénétration et à une fécondation mutuelle. Ainsi, la vague contestataire de Mai 1968 a permis à de nouvelles formes de culture de se manifester comme les musiques ou bandes dessinées underground. Des dessinateurs issus de ses rangs ont pu exprimer leur intérêt pour les thèmes occultistes/ésotériques/spiritualistes. Pour s’en convaincre, il suffit simplement de se pencher sur une bande dessinée culte dans les milieux subculturels, L’Incal, mise en image par Moëbius sur un scénario d’Alejandro Jodorowski. Celle-ci nous familiarise, au travers d’une trame narrative classique, et en six volumes tout de même, avec des thèmes ouvertement occultistes/ésotériques comme la mystique de l’Empire, l’androgyne alchimique, la théorie des cycles, la place du Bien et du Mal, le Chaos en tant qu’ordre, la tentation prométhéenne, l’harmonie avec la Nature, etc. Mais il est vrai que Jodorowski, bon connaisseur de l’occultisme et de l’ésotérisme, spécialiste des tarots, est une figure importante de la culture underground : il a été cinéaste, scénariste de bandes dessinées et membre fondateur, avec Roland Topor et Fernando Arrabal, du groupe néo-surréaliste Panique. Cette exotérisation est aussi flagrante dans les bandes dessinées de Philippe Druillet à l’irrationalité symboliquement puissante, comme Loane Sloane ou dans la science fiction mâtinée d’Heroic Fantasy de Caza, thème qui explosera à début des années 2000 dans série Le Monde d’Arkadi. Dès lors, une partie de l’imaginaire occidental, dont font partie l’ésotérisme et l’occultisme, semble avoir trouvé refuge dans les bandes dessinées, moyen d’expression majeur de la culture underground. Ces dessinateurs ont aussi redécouvert, à cette époque, leur patrimoine régional composé de légendes et de contes païens tombés en déshérence, chez les Belges Jean-Claude Servais (La Tchalette) ou Didier Comès (La Belette, Silence, Iris) par exemple. Cet enracinement se double souvent d’une critique de la modernité comme le montre la trilogie du couple Enki Bilal (dessins) et Pierre Christin (scénario), La Croisière des oubliés, Le Vaisseau de pierres et La ville qui n’existait pas, celle de Jacques Tardi sur un scénario de Pierre Christin, Rumeur sur le Rouergue, où s’exprime la défense d’un art de vie, rural, anticonsumériste, refusant l’idéologie du progrès. Cette bande dessinée est particulièrement intéressante, car les thèses gauchistes/alternatives rencontrent le régionalisme et le folklore. Ainsi, la mythologie, les légendes et le fantastique ouvrent à divers degrés de nouvelles portes laissant s’exprimer des forces anciennes magiques et païennes. En outre, les thèmes à connotation historiques y sont souvent archétypaux et les références appuyées à une mentalité païenne, fréquentes.
Cette thématique spiritualiste se retrouva aussi fréquemment dans le cinéma avec des films comme The Wicker Man de Robin Hardy, profondément païen, ou La Montagne sacrée et El Topo, films hallucinés et mystiques de l’incontournable Alejandro Jodorowski, ainsi que dans Excalibur de John Boorman, L’Exorciste de William Friedkin, etc. Enfin, il ne faut surtout pas oublier que l’occultiste anglais Aleister Crowley fut célébré dès les années 1960 par le cinéaste expérimental américain Kenneth Anger. Un autre vecteur important de diffusion de cette vision occultiste du monde a été les groupes de rock de cette époque : il est notoirement connu qu’Aleister Crowley, pour ne prendre que cet exemple, a influencé assez profondément des groupes comme les Beatles, les Rolling Stones, Led Zeppelin, Ozzy Osbourne, le premier chanteur de Black Sabbath, etc. Dès lors, Crowley devient une figure importante de la contre-culture, une situation favorisée par l’apparition d’une « branche noire », c’est-à-dire fascinée par le satanisme, en son sein. Mais, il s’agissait, il ne faut pas l’oublier, de l’underground de l’underground, c’est-à-dire d’un milieu inconnu du grand public. Enfin, les thèmes occultistes se sont diffusés grâce à un genre littéraire longtemps considéré comme mineur, l’Heroic fantasy. Ce registre est apparu dans les années 1920 sous la plume de Robert E. Howard avec Conan le Barbare, une œuvre influencée par les mythes de Mésopotamie, en particulier sumériens, mais aussi par le darwinisme-social et le racialisme. Cependant, les lettres de noblesse de ce genre ont été données, outre Tolkien, par de grands auteurs comme Fritz Leiber et son Cycle des Épées, Michael Moorcock et son Elric le Nécromancien, David Edding et La Belgariade, etc. Globalement, l’Heroic Fantasy est une dérive de la littérature arthurienne et/ou celtique. Elle est aussi beaucoup influencée par les sagas scandinaves, les Eddas, la symbolique du combat entre chevalier et dragons et par les épopées anglo-saxonnes telles que le Beowulf. Cette littérature est aussi très largement marquée par l’aspect initiatique, notamment celle du héros : son thème récurrent est une quête mystique ou d’un objet mystique (Graal, Excalibur, l’Anneau…), voire une quête guerrière...
Ces quelques graines vont germer et donner naissance la décennie suivante à un second phénomène d’exotérisation de l’ésotérisme/occultisme. Cette seconde exotérisation est née du désir d’acteurs subculturels de compléter d’un côté leur connaissance dans ces domaines et de l’autre, d’agrémenter leurs musiques, les pochettes et les livrets de leurs productions, mais aussi de leurs publications littéraires, de références occultistes. Lors de cette seconde exotérisation, la bande dessinée a, de nouveau, joué un rôle important. Outre les « classiques » cités précédemment, de jeunes dessinateurs ou scénaristes issus de l’underground des années 1980 ont connu le succès. Deux scénaristes anglais de bandes dessinées sont connus pour leur intérêt pour l’occultisme : Alan Moore et Grant Morrisson. Le premier est l’auteur des scénarii de V pour Vendetta, From Hell, Swamp Thing, Miracleman, Batman (pour le volume « Rire et mourir »), Promethea, Tom Strong, La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, etc. C’est aussi un romancier et un musicien aux convictions écologistes, anarchistes et adepte de certaines formes de magie. Il participe en outre à la revue occultiste anglo-saxonne Kaos 19. Le second est célèbre pour avoir adapté Chapeau melon et Bottes de cuir en bande dessinée et surtout pour avoir créé Les Invisibles dont le héros a ses traits. En effet, Morrison considère cette série comme une véritable technique magique de transformation personnelle et le personnage le représentant comme un sceau sur lequel il concentre sa magie.
L’un des traits les plus intéressants de cette seconde exotérisation est l’apparition des jeux de rôle. L’univers du jeu de rôle est d’ailleurs fortement symbolique. Nous pouvons y rencontrer d’étranges êtres se côtoyant comme des elfes, des gnomes, des amazones, des fées, des vampires, et des magiciens et des guerriers. Le monde dans lequel se situe le jeu de rôle est une terre semée de périls à surmonter, hantée de spectres et de monstres, jalonnée de cités fortifiées singulières et de temples voués à des cultes inconnus. Bref, un monde imprégné de mythes, notamment celtiques et nordiques. Ces jeux montrent le besoin d’irrationnel et de merveilleux dans une société supposée envahie par le réalisme économique et technologique. Il existe une extension de l’Heroic Fantasy qui a connu un énorme succès dans les années 1990 : la féerie, qui peut être vue comme un intérêt pour le monde merveilleux du « Petit Peuple » du folklore européen : fée, elfe, lutin, etc. L’attrait pour celle-ci touche une large part des jeunes adultes, même s’il est plus important encore dans les milieux influencés par l’Heroic Fantasy, la musique gothique, néo-folk ou métal. Cet engouement pour la féerie se double aussi souvent d’un intérêt pour le celtisme. En effet, ces personnes baignent dans une subculture ouvertement néo-païenne d’inspiration celte et scandinave.
À suivre...