Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Georges Bormand
Il vient de reparaître, aux éditions La Volte, ce roman de Doris Lessing (traduit par Paule Guivar’ch) qui, de plusieurs façons, marque de paradoxes la carrière de son auteure. En effet, Doris Lessing a, de manière répétée, refusé les règles étriquées de la littérature « mainstream », alors même que son Prix Nobel devait, vers la fin de sa carrière, la couronner comme telle. Dans l'introduction écrite en 1978 pour ce roman, elle écrit que « le vieux roman réaliste se transforme également sous l'influence de ce que l'on appelle, de façon impropre, le roman d'anticipation ». Elle a d'ailleurs déjà appliqué cette transformation dans un roman antérieur, publié sans cette revendication, mais qui répondait, par son sujet et par son écriture, à un thème que plusieurs auteurs de science-fiction (SF) traitaient dans des romans parus dans la même décennie, entre 1966 et 1976, à savoir les Mémoires d'une survivante. Seulement Doris Lessing avait écrit ce roman dans un cadre non explicité, non daté ni situé géographiquement. Seule la présence dans le récit d'une chimère biologique, un hybride de chat et de chien, aurait pu alerter les lecteurs. Ni les lecteurs de SF, ni ceux de littérature «mainstream » n'avaient réagi, aussi Doris Lessing a-t-elle décidé de faire son coming out en publiant, dans une collection de science-fiction, une nouvelle version du même récit de la désagrégation, de la déliquescence même, de la société démocratique et sa transformation en dictature pseudo-socialiste minée par les différentes révoltes, celles des jeunes en particulier.
Et c'est là qu'intervient le second paradoxe de cette œuvre. Tout en introduisant des observateurs extra-terrestres, qui se retiennent d'intervenir jusqu'à ce qu'il soit presque trop tard, Doris Lessing a cru nécessaire de mélanger dans son récit des références aux textes bibliques et aux légendes associées, et d'imaginer que ces extra-terrestres se donnent, à l'occasion, la peine de s'incarner, de se faire passer pour des humains. De ce fait, ni Shikasta, ni l'œuvre qui lui succédera dans la série publiée en tant que science fiction, Canopus en Argo, ne respectent les règles et les tropes usuels du genre. Ce n'est qu'à partir du troisième volume de la série, qui en compte cinq, que le caractère SF des livres est réel. C'est d'ailleurs certainement pour cela que seuls les deux premiers volumes ont été immédiatement traduits et publiés au Seuil.
Doris Lessing a bâti une grande partie de son œuvre sur des réflexions et spéculations et n'a jamais hésité à faire appel aux méthodes des dits « genres » (le fantastique dans Le Cinquième enfant).
Qu'est-ce donc que ce roman qui paraît en 1979 avec l'étiquette science-fiction ? Un curieux patchwork qui, présenté comme une suite de rapports d'observateurs extra-terrestres sur une colonisation ratée, mélange références bibliques, interventions sataniques (Le diable étant ici représenté par l'empire stellaire rival de Shammat), et une dystopie fort analogue à celle du Rat blanc de Christopher Priest, ou à certains textes de la même époque, de James Graham Ballard ou John Brunner.
Après l'évocation d'un âge d'or, d'une tentative de colonisation de la Planète 5, alors baptisée Rohanda, où cohabitaient des indigènes et des humanoïdes amenés de différentes autres colonies, parmi lesquels les Géants, mais aussi le Petit Peuple, le premier observateur fait mention de la rupture du lien entre Rohanda et Canopus et de la dégénérescence de cette colonie qui sera désormais appelée Shikasta, la blessée. Les efforts des envoyés de Canopus pour maintenir le respect des règles semblent tous passer par les descendants d'un certain David et on reconnaîtra, au nombre de ces tentatives, le pacte avec Abraham, la destruction de cités rebelles, la montée au ciel d'un prophète.
Mais, en partie à cause des interventions des ennemis venus de Shammat qui prennent plaisir à créer désordres et souffrances, le lien se rompt et nous arrivons aux Derniers Temps, ceux de la dégénérescence finale, de la disparition des démocraties, narrée par l'observateur Johor qui s'est incarné en George Sherban, par le frère et la sœur de cette incarnation et divers autres personnages. Ce récit à plusieurs voix est donc une fin du monde assez originale.
Malgré l'étiquette SF, Shikasta et le deuxième volume de la série, Mariages entre les zones Trois, Quatre et Cinq, pouvaient passer pour de la « littérature générale », le premier à cause de ses aspects légendaires et métaphysiques, le second comme une forme d'absurde à la Beckett ou à la Ionesco. Ces deux romans ont été traduits et publiés au Seuil il y a longtemps. En revanche les trois autres romans, Les Expériences siriennes, L'Œuvre du Représentant de la Planète 8 et Les Agents sentimentaux de l'Empire Volyen, de pure réflexion spéculative sur des planètes et des espèces variées, ne l'ont pas encore été. Nous attendons avec impatience que les éditions de la Volte achèvent leur projet de traduction, car ces cinq romans méritent d'être appréciés par des non-anglophones.