Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Yolande Bacot
Il s’agit ici de tenter d’articuler l’une des premières phrases du rituel (« Es-tu franc-maçon(ne) ?/ Mes FF et mes SS me reconnaissent comme tel(le) ») avec la pensée de l’actuel directeur de l’École de Francfort, le sociologue Axel Honneth, auteur de La lutte pour la reconnaissance (Kampf um Anerkennung : Zur moralischen Grammatik sozialer Konflikte, Surkampf, 1992, le Cerf, 2000, Gallimard, Folio Essai, 2013), essai s’inscrivant dans ce que l’on appelle de manière générale la théorie critique.
L’École de Francfort est le nom qui a été donné dans les années 50 à un groupe d’intellectuels allemands, fondateurs de la philosophie sociale ou de la théorie critique, courant de pensée qui, à partir du marxisme et de l’idéal d’émancipation des Lumières, considère que la philosophie doit servir de critique sociale du système capitaliste et en permettre la transformation.
La reconnaissance se place, en tant que concept philosophique, sociologique et psychologique, au croisement du registre personnel, à savoir de ce qui nous affecte en tant que sujet et du social, entendu au sens le plus large, illustrant de manière exemplaire l’analyse de Frédéric Lordon dans La Société des affects (Seuil, 2013), analyse suivant laquelle ces affects ne sont jamais que les effets du social et du politique même si, au moment où nous les vivons, nous l’ignorons. C’est ce que décrit magistralement le philosophe Didier Eribon dans son essai auto-biographico-théorique, Retour à Reims >(Fayard, collection « À venir », 2009), sur lequel nous reviendrons plus loin ou encore, dans le genre littéraire, Annie Ernaux, abondamment citée par le précédent.
La définition de la reconnaissance pourrait être posée comme le processus par lequel on devient visible. Axel Honneth énonce à cet égard : « Alors que par connaissance d’une personne, nous entendons exprimer son identification en tant qu’individu, par reconnaissance nous entendons un acte expressif par lequel cette connaissance est octroyée dans le sens positif d’une affirmation. Contrairement à la connaissance qui est un acte cognitif non public, la reconnaissance dépend de médiums qui expriment le fait que l’autre personne est censée posséder une valeur sociale (…). Les modes expressifs de reconnaissance constituent la manière de rendre justice à la personne reconnue, l’affirmation publique qu’on lui a accordé une approbation sociale ou qu’elle possède une légitimité sociale, dans un rôle social spécifique.» (La Société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, La Découverte, 2006).
En d’autres termes, la reconnaissance exprime l’attribution d’une valeur sociale à autrui, ce qui présuppose de la part de celui ou celle qui la manifeste un décentrement et en conséquence, celle de conférer à cet autrui une autorité morale contraignant à un certain comportement vis à vis de lui. Kant emploie, à cet égard le terme Achtung qui se traduit par « attention », mais qui, ici, a le sens de « respect ». Ce concept kantien de « respect » recouvre ni plus ni moins le refoulement des tendances égocentriques propres à tout être humain, le renoncement à la satisfaction égoïste de ses intérêts pour rendre possible cette projection dans l’Autre, ce que l’on appelle l'altruisme ou encore, pour être plus large et généreux, humanisme.
Le thème de la reconnaissance, comme ce que l’on vient d’énoncer le laisse pressentir, ressortit de deux approches qui ne sont pas exclusives, mais complémentaires : la première réfère à la philosophie de la conscience, celle de Kant, qui structure notre univers maçonnique et la sémantique de nos rituels, l’autre renvoie à la philosophie sociale et politique dont on pourrait dire qu’Hegel est l’un des plus éminents penseurs. C’est du reste à partir de ses travaux qu’Axel Honneth a construit toute son entreprise intellectuelle, son but étant notamment de réintégrer, dans la pensée critique de l’École de Francfort, la dimension morale à l’œuvre dans l’univers social parce que celui-ci n’est pas fait que de déterminismes économiques et politiques. Nous les aborderont donc et l’une et l’autre, en commençant par une ouverture maçonnique.
La Reconnaissance maçonnique, expression de la philosophe kantienne
C’est par la question « Es-tu FM ? » et par la réponse « Mes FF et mes SS me reconnaissent comme tel(le) ou pour tel(le)s » -suivant les rituels- que s’ouvrent en effet les travaux de loge. Cette formule de reconnaissance condense, de fait, tout notre ethos maçonnique.
Elle est d’abord l’affirmation d’une communauté et des exigences qu’attend cette communauté de celui ou de celle qu’elle reconnaît. Nous n’existons, en effet comme maçons que par le regard et l’évaluation que les FF et les SS portent sur nous. On ne saurait jamais se dire soi-même FM sans pervertir son appartenance qui suppose que le collectif la valide. Par ce fait même, la reconnaissance maçonnique possède une dimension injonctive et, en même temps, performative : nous sommes tenus d’être à la hauteur de notre communauté, des valeurs et principes qu'elle porte. Dès lors que cette injonction s’impose à nous comme à tous comme fondement constitutif de la communauté que nous formons, elle établit, en même temps qu’une égalité, une réciprocité d’exigences. Cet aller-retour produit de fait un processus dynamique dans l’accomplissement moral de chacun et chacune. La formule de reconnaissance contient ainsi implicitement l’idée d’une nécessaire progressivité qui se réalise dans la relation dialectique entre soi et les autres. Enfin elle confère à chacun, pour les raisons précédemment évoquées, une responsabilité collective. Il s'agit de se montrer à la hauteur de son appartenance et de veiller à ce que les autres le soient, ce qui fait toute la force de notre communauté, mais qui en fait aussi toute la fragilité et la vulnérabilité.
Les exigences à remplir pour accéder à la reconnaissance maçonnique se fondent sur la tradition kantienne et ses principes qui visent à permettre à chaque individu d’accéder à l’autonomie morale à savoir : avoir le courage de son propre entendement (sapere aude) ; ne jamais dire ou faire à l’autre ce qu’il ne voudrait pas qu’il vous fît ; ne considérer qu’une action est morale que si elle est extensible à tous les êtres humains. C'est à dire reconnaître chacun en tant que personne et agir à l’égard de tous selon ce à quoi nous sommes moralement tenus par les qualités inhérentes à la personne humaine. C'est tout cet ensemble que recouvre ce concept de « respect » déjà évoqué. Il présuppose le renoncement à ses propres intérêts pour accéder à l’autre, ce qui se traduit dans notre langage métaphorique par le fameux « dégrossir la pierre brute » qui est aussi, bien sûr, le symbole du perfectionnement.
Arrivé ce stade, la question qu’il importe de poser est de savoir en quoi l’autonomie morale qui, en fait, est la conséquence de ce que l’on appelle communément la construction de soi, se distingue de l’émancipation qui réside dans le fait de s’affranchir des déterminismes sociaux, religieux, culturels du milieu auquel on appartient, ce à quoi la lutte pour la reconnaissance au sens où l’entend Axel Honneth doit conduire.
Dans l’univers maçonnique qu’irrigue la pensée kantienne, nous sommes des individus isolés, bien qu’associés au sein d’une communauté de valeurs, parce que détachés de l’univers social auquel nous appartenons. Nous créons, en effet, la fiction d’un univers hors-sol où les rapports de domination, pour employer la terminologie bourdieusienne, sont suspendus. Nous laissons les métaux qui, soit dit au passage, ont fabriqué ce que nous sommes, à la porte du temple. Autrement dit, nous faisons « comme si » nous n’avions pas d’appartenance, comme si notre identité n’en était pas le produit pour que notre utopie maçonnique fonctionne. C’est cette abstraction structurelle qui fait de la maçonnerie cet espace si précieux d’échanges mais qui, en même temps, exclut qu’elle puisse être jamais directement le lieu ou le moteur de transformations sociales, comme le souhaiteraient certains. Tout au plus permet-elle de les penser et c’est déjà beaucoup. Peut-être cela peut-il sembler banal, mais il n’est pas inutile de nous situer pour que ne soit pas demandé à notre honorable institution ce qu’elle ne pourra jamais donner, cette abstraction étant, au demeurant, ce qui lui a permis de traverser les siècles et de nous rassembler régulièrement.
La théorie de la reconnaissance, telle que l’analyse Axel Honneth à partir de la pensée de Hegel principalement, est à l’opposé de ce que nous venons de décrire, en ce sens qu’elle ancre les individus et les interactions qui les lient dans leur univers social. « L’idée est que le principe de la reconnaissance constitue le cœur du social » dit Axel Honneth. Et la théorie de la reconnaissance constitue ainsi une excellente grille de lecture à partir de laquelle nous pouvons analyser les dysfonctionnements de notre société, ses pathologies pour utiliser l’expression de notre penseur allemand. Celui-ci s’est notamment employé à souligner l’instrumentalisation libérale que notre système a fait de la reconnaissance, les paradoxes et, partant, les souffrances qu’elle génère au sein de notre monde contemporaince qui est le propre de toute théorie critique dont il importera néanmoins de montrer les limites. À partir de là, il s’agira de s’interroger sur les perspectives qu’offre une philosophie opérative. Voici donc le moment d’une petite balade dans l’histoire de la philosophie.
À suivre