Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Stéphane François, Jean-Loïc Le Quellec et Laurent Lescop
Une série de documentaires (huit saisons sont sorties à ce jour en France –onze aux États-Unis- avec 5 et 20 épisodes par saison), intitulée Ancient Aliens aux États-Unis, ou Alien Theory sur les chaînes françaises, fait la part belle aux thèses soutenant la véracité des « anciens astronautes », c’est-à-dire de la présence d’extraterrestres sur Terre durant la Préhistoire et l’Antiquité et qui auraient joué un rôle primordial dans l’apparition de la civilisation. Lorsque nous regardons ces documentaires, nous ne pouvons que nous poser la question suivante : « Est-ce du second degré ? » En effet, cela semble si caricatural, si binaire dans le raisonnement qu’il semblerait que ce soit la seule réponse logique. Et pourtant… Cette question est importante : l’analyse des différents catalogues éditoriaux relevant de ce registre montre que les intervenants d’Alien Theory -tous auteurs, journalistes ou responsables de revues ou magazines- sont bien rarement ceux d’un seul ouvrage : nous sommes en présence d’une littérature de professionnels, vivant de leur plume, ce qui laisse envisager la possibilité d’une activité alimentaire, susceptible d’être poursuivie sans réelle adhésion aux thèses développées.
Outre leur thématique commune, ces documentaires sont liés par la présence régulière d’Erich von Däniken, qui y intervient depuis le pilote qu’il a présenté en 2009 dans le but de montrer la validité de ses thèses. Une émission lui fut même consacrée, souhaitant démontrer l’aspect à la fois avant-gardiste et scientifique de ses « travaux » (épisode 5, saison 5, « Le cas von Däniken », 2014). Selon les différents intervenants de cette série de documentaires, tous disciples de Däniken, les récits religieux ne seraient que des retranscriptions écrites de ce dont les êtres humains de l’Antiquité ou de la préhistoire, auraient été témoins : simplement des descriptions de rencontres du « troisième type », des « paléovisites » d’extraterrestres pris pour des dieux. Mais au-delà, cette série de documentaires construit une mythologie moderne en développant une conception antiscientifique de l’histoire. Nous esquisserons une analyse de la rhétorique utilisée et montrerons enfin, que le thème du complot est consubstantiel au concept d’« histoire mystérieuse » : la volonté de combler les vides, les « mystères » historiques, pousse les réalisateurs à élaborer l’idée qu’il y aurait une autre réalité derrière les « savoirs officiels », masquée et connue des seuls initiés.
À l’origine était Erich von Däniken
Le Suisse Erich von Däniken est né en 1935. Auteur autodidacte, il a rencontré un succès phénoménal à la fin des années 1960, en défendant la théorie des « anciens astronautes » ou des « paléovisites », les deux étant synonymes et désignant la visite sur Terre, à des époques très anciennes, de « visiteurs » extra-terrestres, mais pas forcément non-humains. Ces thèses furent diffusées en France dans Présence des extraterrestres, paru en 1969 chez Robert Laffont. Selon Däniken, tous les textes sacrés relateraient des contacts avec des extraterrestres et nos religions ne seraient que des souvenirs lacunaires de leurs passages sur Terre. Il affirme également que les extraterrestres auraient laissé une trace dans l’Histoire, non seulement à travers certains mythes, mais aussi par de nombreux vestiges et sites archéologiques. Il développera ces thèses dans « vingt-huit livres, vendus à soixante-deux millions d’exemplaires et traduits en trente-deux langues », suscitant de nombreuses vocations (Jean-Loïc Le Quellec, Des martiens au Sahara. Chroniques d’archéologie romantiques, Actes Sud, 2009).
Däniken appelle d’ailleurs ces extraterrestres les « Anciens astronautes », qui seront ensuite connus sous le nom des « Anciens ». Pour cela, il s’appuie sur un passage de la Bible qui, selon lui, évoque, dans la Genèse, 6, les « enfants de Dieu »: ceux-ci ne seraient que des extraterrestres qui se seraient métissés avec certaines femmes humaines. Même s’il y a visiblement une confusion : les géants Nephīlīm ne sont pas les « enfants de Dieu », comme il le prétend, car il est écrit qu’ils sont nés de la fréquentation des filles des hommes par les Benēy Elēhīm, « Fils de Dieu » (Genèse, VI, 1-4).
Däniken fait des fondateurs de religions soit des extraterrestres, soit des « contactés ». Enfin, le genre humain serait, toujours selon lui, né d’une manipulation génétique d’extraterrestres sur des hominidés. Ce serait le fameux « chaînon manquant » de l’évolution humaine. Pour diffuser ces idées, il a fondé en 1973 l’Ancient Astronaut Society, qui compterait des membres dans 76 pays. Ses thèses seraient la conséquence de son incapacité à trouver des preuves justifiant son éducation catholique ; un questionnement qui le poursuit depuis les années 1960.
Ces thèses ont donné naissance à une catégorie éditoriale précise, qualifiée par l’un d’entre nous d’« archéologie romantique » (Jean-Loïc Le Quellec, op. cit.). Celle-ci a été déconstruite, en vain, dès 1975 par l’archéologue Jean-Pierre Adam. Elle fut étudiée dans les années 1990 par l’anthropologue Wiktor Stoczkowski. Cette « archéologie romantique dänikenienne » se propose de résoudre tous les mystères archéologiques de l’histoire : civilisations disparues, constructions supposées impossibles, etc. Concrètement, elle cherche à remplir les « blancs » -réels ou supposés- liés à des questionnements techniques et propose en retour des explications, souvent aberrantes, allant à l’encontre de l’« histoire officielle », comme l’action d’extraterrestres. Parfois, des sous-entendus racistes sont formulés (consciemment ou inconsciemment) pour dénier à des civilisations non-européennes la faculté ou la capacité à construire des monuments cyclopéens (tels que les pyramides de Gizeh, Baalbek, les cités précolombiennes), voire à donner naissance à des civilisations complexes. Pour Carl Sagan, « à chaque fois qu’il [Däniken] voit quelque chose qu’il ne comprend pas, il l’attribue à une intelligence extraterrestre, et comme il ne comprend pratiquement rien, il voit des intelligences extraterrestres sur toute la planète » (Cité par Jean-Loïc Le Quellec, op. cit). Dans cette perspective, les récits religieux et les mythes rapportant des combats entre dieux ne seraient que des retranscriptions écrites de ce dont les hommes de l’Antiquité auraient été témoins : ils auraient pris ces extraterrestres pour des dieux et auraient maladroitement transcrit le témoignage de leur venue en le transposant dans le monde divin. De même, les hommes de la Préhistoire, ignorant l’écriture, auraient gardé le souvenir de traditions comparables en les illustrant sur les rochers et les parois des cavernes, et ainsi s’expliqueraient nombre d’images rupestres énigmatiques, en particulier les prétendus « Martiens » de la Tasīlī-n-Ajjer.
Cette façon d’expliquer la mythologie n’est pas nouvelle, et porte le nom d’évhémérisme, du nom d’un auteur grec du IVe siècle avant l’ère commune: Evhémère, fort mal connu, mais qui, après des explorations en mer Rouge, rédigea, en 280, un roman pseudo-historique, la Hiera anagraphê (« Le Récit Sacré ») dans lequel il rapporte avoir visité l’île de Pankhaia (probablement une transposition mythique de l’Inde réelle). Il raconte qu’il y aurait découvert un temple dédié à Zeus et contenant une inscription disant que les dieux étaient des hommes, divinisés après leur mort à cause de leurs exploits. On appelle donc « évhémérisme » la doctrine qui explique la mythologie et la théologie en exposant que les dieux seraient d’anciens hommes que leur prestige aurait fait diviniser. Il est intéressant de remarquer que, dès l’époque d’Evhémère, cette lecture réductionniste de la mythologie s’appuyait déjà sur un vestige archéologique mal interprété.
Däniken ne fait donc que moderniser l’ancien évhémérisme en l’élargissant à toutes les mythologies du monde et en faisant feu de tout bois archéologique, utilisant aussi bien des vestiges authentiques que des faux grossiers. Wilfredo Pareto a proposé d’appeler « néo-évhémérisme » cette modernisation de l’ancien évhémérisme, introduite par Herbert Spencer. Ce dernier écrit en effet que « l’origine qui fait descendre les hommes d’en haut, qui entraîne à croire que les morts vivent sur des sommets ou dans des cieux, n’est pas la seule origine possible ; il y en a une autre, qui est même probable et qui ne mène pas à la même conclusion, au contraire, elle réserve cette demeure céleste à une race d’êtres différents […] Cette race est constituée par des chefs appartenant à une race d’envahisseurs, importateurs de connaissances, de métiers, d’arts, d’engins, inconnus aux indigènes, passant pour des êtres d’un ordre supérieur, comme les hommes civilisés le sont aujourd’hui au yeux des sauvages » (Herbert Spencer, The Principles of Sociology, New York, Appleton, 1884, Pareto, Wilfredo, Traité de Sociologie générale, Payot, 1917). Cette approche est tout à fait comparable à celle de Däniken, à ceci près que celui-ci considère que cette race d’instructeurs supérieurs étaient des extraterrestres.
Outre Däniken, ces théories ont servi de fonds de commerce à un grand nombre d’auteurs, souvent plus mauvais les uns que les autres, entre les années 1960 et 1980, et ce sont les thèses de cette littérature qui sont aujourd’hui diffusées à travers Alien Theory. Wiktor Stoczkowski surnomme cette diffusion la « dänikenite ». Et le plus atteint de cette « dänikenite » n’est autre que le gourou Claude Vorilhon, plus connu sous le nom de Raël : il attend depuis les années 1970 le retour des « anciens astronautes » et défend l’idée selon laquelle le genre humain serait né de manipulations génétiques opérées par des extraterrestres.
Une conception antiscientifique de l’histoire et des civilisations
La série de documentaires Alien Theory est intéressante car elle développe une conception antidarwinienne, anti-scientifique et dévolutive des civilisations et de l’histoire. Antidarwinienne, car elle postule l’origine non naturelle de l’apparition de l’homme. Différentes émissions essaient en effet de montrer l’origine extraterrestre de l’humanité : nous ne serions que le fruit de manipulations génétiques de la part d’extraterrestres, ceux-ci, eugénistes, ayant éliminé les individus nés de leur expérimentation mal formés ou non viables pour leur projet. Elle est antiscientifique pour la même raison : les extraterrestres nous auraient donné des connaissances techniques et spirituelles que nous aurions perdues au fur et à mesure de l’essor de l’esprit rationaliste (épisode 1, saison 1, « Les preuves »). De fait, elle développe une conception dévolutive de l’histoire et des civilisations : nous aurions reçu des connaissances mystiques et techniques, voire même mythiques, dans l’Antiquité mais nous les aurions perdues petit à petit. D’une certaine façon, cette série est nostalgique d’un Âge d’or de sociétés holistes, définitivement perdu à compter de la Renaissance. Cet irrationalisme mystique, thème classique de l’occultisme et de l’ésotérisme, revient dans toutes les émissions, comme un leitmotiv. Là encore, l’origine est à chercher chez Erich von Däniken : sur son site, celui-ci rejette le darwinisme et promeut, dans ses ouvrages, les thèses que nous venons de résumer.
Ces idées radicales -Däniken emploie souvent ce terme pour définir sa pensée- qu’il veut présenter comme avant-gardistes ne le sont pourtant pas. En effet, il faut tenir compte du fait que « Les idées nouvelles, comme toutes les créations culturelles, écrit Wiktor Stoczkowski, n’émergent pas du néant ; elles se nourrissent de l’ancien, en se construisant à partir des bribes du passé soumises aux mécanismes qui, sans être déterministes, sont loin d’être chaotiques et impénétrables. À chaque moment historique, le passé offre aux hommes un vaste répertoire de matériaux à partir desquels ils peuvent échafauder leurs œuvres, en transformant, en combinant et en assemblant des éléments que la tradition laisse à leur portée » (Des hommes, des dieux et des extraterrestres, Flammarion, 1999).
La façon dont argumentent les intervenants de cette série documentaire, qui sont le plus souvent des amis de Däniken, est fort intéressante : ils mettent en avant une multitude de « preuves » très différentes les unes des autres (mythes, physique, archéologie, « recherches » d’autodidactes, textes religieux, etc) selon la méthode du « mille-feuilles » argumentatif : chaque étage constituant la démonstration est des plus fragiles, mais l’édifice ainsi constitué paraît si haut qu’il donne une impression de vérité. Le sociologue Gérald Bronner voit l’origine de cette « méthode » chez l’Américain Charles Fort (1874-1932), un auteur fort étrange qui a connu une grande postérité. Jacques Bergier, le co-auteur du Matin des Magiciens, était un adepte de cette méthode, malgré sa formation scientifique (il était ingénieur), et il l’avait mise en œuvre dans cet ouvrage. Il « revendiquait d’ailleurs l’héritage fortien et, lui aussi, le droit à la loufoquerie argumentative » (Gérald Bronner, « L’effet ‘Fort’ et les damnés du mythe du complot », Raison Publique, n°16, juin 2012).
Ainsi, avant Däniken, Le Matin des Magiciens défendait déjà la thèse des « Anciens astronautes ». Bergier et Pauwels y affirmaient que les vestiges cyclopéens des civilisations amérindiennes seraient dus à des extraterrestres géants et de race blanche (les « Fils du Soleil »). C’est également dans cet ouvrage que viennent les idées d’une humanité créée par des extraterrestres et d’une connaissance initiale, aujourd’hui perdue, donnée par ces derniers à nos ancêtres pour construire « des bâtiments (la Grande Pyramide de Khéops, Tiahuanaco, etc) nécessitant des moyens technologiques supposés importants, souvent par manque de culture archéologique. Les religions ne seraient que la retranscription confuse des bribes de souvenirs de ces évènements, car les Dieux, évoqués par les textes sacrés, ne seraient rien d’autre que nos lointains pères de l’espace (Gérald Bronner, ibid.). Jacques Bergier a d’ailleurs écrit sur ce qu’il appelle les « paléovisites » (Les Extra-Terrestres dans l’Histoire, Le Livre de poche, 1970 et avec Georges Gallet (dir.), Le Livre des anciens astronautes, Albin Michel, 1977) et ses écrits sur les « Anciens astronautes » ont beaucoup influencé Erich von Däniken. Un autre Français aurait influencé Däniken : il s’agit de Robert Charroux, nom de plume de Robert Grugeau. Selon Stoczkowski, « Si l’on se contente […] de comparer non pas les conceptions globales, mais les arguments invoqués à leur appui, on peut constater que 39% des preuves avancées par Charroux en 1963 se trouvaient déjà en 1960 chez Pauwels et Bergier. Von Däniken pouvait ensuite nourrir son livre à la fois d’arguments de Charroux et de ceux du Matin des magiciens : en fait, pas moins de 71,8% des monuments archéologique qu’il mentionne en 1968 ont été précédemment évoqués par Charroux, Pauwels et Bergier ; 36,5% du nombre total de ses preuves se trouvaient déjà chez les Français » (Gérald Bronner, op. cit.).
Robert Charroux s’est intéressé dès 1963 à l’archéologie et à l’« histoire mystérieuse » contribuant à populariser l’amalgame entre extraterrestres, nazisme et ésotérisme, bien qu’il ne fût pas ufologue. Son discours était, en effet, influencé par une vision racialiste, nordiciste et antisémite. Il développe ainsi dans Le Livre des secrets trahis, publié en 1964 (Robert Laffont), l’idée selon laquelle les Aryens porteurs de la « semence quasi divine des hommes venus d’une autre planète » auraient, à partir de l’Hyperborée, porté la culture de par le monde. Il organisera ces thèses racistes dans Le Livre des maîtres du monde, paru en 1967 (Robert Laffont). Selon lui, les Hyperboréens, ancêtres des « Aryens », c’est-à-dire des Blancs, étaient des extraterrestres originaires de Vénus. Les Hyperboréens seraient devenus, par la suite, les tuteurs des premiers hommes, donnant implicitement une supériorité civilisationnelle aux peuples blancs sur les autres peuples. Charroux parle aussi fréquemment dans ses ouvrages d’une civilisation extraterrestre dont le mode de vie « ressemble trop aux cités utopiques qui abondent dans l’imaginaire terrien. Elles sont caractérisées par une unicité des concepts. Un seul principe de gouvernement, un seul État, un seul peuple. Ein Volk, Ein Reich, Ein Führer… » (Dominique Caudron, « Les Ummoristes sont parmi nous », in Thierry Pinvidic (dir.), OVNI. Vers une anthropologie d’un mythe contemporain, Heimdal, 1993). Les idées de Charroux auraient été influencées par le métaphysicien italien d’extrême droite Julius Evola. Cependant, nous ne trouvons pas cet antisémitisme et ce racisme chez Däniken et ses disciples, si ce n’est dans une version édulcorée: celle qui refuse aux civilisations de l’Antiquité de bâtir des constructions complexes sans l’aide d’extraterrestres.
À suivre...