Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot et Jean-Luc Buard
Les cartes à jouer, sont nées en Chine au Xe siècle, voire avant, et elles sont apparues en Occident au XIVe siècle, nous disent les historiens. Elles ont donné des centaines de variantes de jeu accompagnés ou non de mises d’argent, rectangles cartonnés décorés de chiffres et de personnages codifiés. Les œuvres qui en rendent compte ne manquent pas : « Brève histoire des cartes a jouer » par Thierry Depaulis (as.de.trefle.free.fr) ; Les Cartes à jouer du XIVe au XXe siècle de Henry-René d'Allemagne (Hachette, 1906) ; Le Jeu de carte de Jean-Pierre Seguin (Hermann, 1968) ; A history of playing cards and a bibliography of cards and gaming de Catherine Perry Hargrave (Dover publications, 2004, 1re édition, 1930).
Il sera ici question d’un point de vue inédit, nous semble-t-il, partant du support du jeu de cartes lui-même dont le symbolisme ludique a dérivé au fil des temps. Depuis le jeu de hasard qu'il était à l'origine, il a migré vers d'autres types de divertissement, basés sur la même structure, mais dont les figures ont été complètement transformées. Cette histoire évolutive du jeu de cartes n'a que rarement été évoquée.
La carte à jouer est, en effet, devenue un support à de multiples usages, tout en conservant ses structures de base : il s’agit de reconstituer et d’opposer des « familles », c'est-à-dire des séries de valeurs progressives et de couleurs. Le support-carte est un modèle commode pour l'opération de base qui consiste à « battre » le jeu, c'est-à-dire à mélanger les figures et les couleurs, puis à les répartir au hasard entre des « joueurs » aux intérêts antagonistes. Cette structure de base immuable est le fondement de l'imaginaire de la carte à jouer. C'est celle qui va être déclinée de toutes les façons possibles au cours des siècles (surtout des XIXe et XXe), afin de créer des nouveaux jeux à partir de ce support. Certains de ces jeux ont une dimension supplémentaire, ils veulent être « instructifs », au sens où l’éditeur et écrivain Pierre-Jules Hetzel entendait le terme, accolé au « récréatif », ils sont un véhicule de connaissance singulier, assis sur l'imaginaire ludique et symbolique. Cette connaissance (instruction) profite et s'appuie explicitement sur une volonté récréative qui aide à la faire circuler. Ces jeux répondent donc parfaitement à la définition hetzélienne de l'imaginaire mis au service du savoir. C'est à cette catégorie de jeux sur laquelle nous souhaiterions nous attarder dans le présent article.
Dérivées d'un même modèle initial, les cartes dont nous voulons parler ici opèrent un transfert de sens. Outils ludiques, elles possèdent dans leur structure et leur essence une dimension pédagogique, en même temps qu’idéologique. Relevant d’une connaissance à transmettre pour devenir commune si elle ne l’est déjà, ces jeux bâtis sur des familles de personnages ou d’objets à reconstituer, permettent des variations qui ont très tôt été imaginées par les concepteurs de jeux. Ces offres commerciales n’ont pas fait l’objet d’étude récente puisque les derniers ouvrages remontent, à notre connaissance, à 1896 avec Vieux papiers, vieilles images, cartons d'un collectionneur de John Grand-Carteret (A. Le Vasseur) et 1919 avec Histoire anecdotique et psychologie des jeux de cartes, dés, échecs de Victor Du Bled (Delagrave). Les jeux bâtis sur le modèle à contenu éducatif sont très anciens, et ont vu, en France en tout cas, leur diffusion réactivée après la Seconde guerre mondiale, après avoir subi une longue éclipse.
C’est dans les années 1960 que les éditions Fernand Nathan ont introduit sur le marché national des jeux dits « des familles », dans une logique au parfum encyclopédiste et renvoyant au modèle antérieur des jeux de « sept familles ». L’inspiration semble venir d'un pattern américain, comprenant des séries de quatre cartes, dit quartet en anglais (Quartett en allemand et kwartet en néerlandais). L’éditeur français, spécialisé dans la pédagogie, lance (ou relance) un produit qui avait donc largement, et depuis longtemps, fait ses preuves sous d’autres cieux. Cela est d’autant plus vrai qu’à cette époque de croissance économique, une fraction importante de la population française accédait à la fois à un pouvoir d’achat suffisant et à une volonté d’investir dans une sorte de complément de scolarité facilement accepté par les enfants et permettant une interaction avec les parents ou d’autres membres de la famille.
La raison pour laquelle le lancement des jeux de cartes à caractère culturel n’est intervenu que tardivement en France, après 1945, tiendrait-elle au fait, qui peut nous apparaître étrange aujourd’hui, que la profession de fabricant de cartes à jouer n’a pas été débarrassée en France, jusqu’à la Libération, de la tutelle d’une Régie d’État qui, depuis 1798, protégeait ce métier traditionnel en lui délivrant le papier filigrané, comme cela se faisait pour les timbres, les billets de banque et les documents officiels ? L’État taxait ainsi un usage extrêmement populaire et engrangeait de juteuses recettes dans la catégorie « Jeux et loteries » (Thierry Depaulis, « Brève histoire des cartes à jouer », op. cit.). Ce type de produits pédagogiques était-il soumis, lui aussi, à cette taxe ?
Dans notre recherche, une double déception nous attendait. D’abord, les éditions Nathan ne possèdent plus aucune archive, pas même d’anciens catalogues. D’autre part, le Musée français de la carte à jouer d’Issy-les-Moulineaux recèle des collections essentiellement axées sur les jeux traditionnels et de sept familles, le lieu est peu fourni en cartes éducatives. Il a donc fallu diriger nos regards dans d’autres directions. Il y eut cependant dans ce Musée une petite exposition du 12 novembre au 31 mars 2013 intitulée « Jeux des sept familles et compagnie », dont il ne semble pas qu’un catalogue ait été édité.
Quoi qu’il en soit, l’activité des cartiers, apparentée en ses débuts à celles des graveurs sur bois, existait en France, comme dans d’autres pays, depuis la fin du XVe siècle, les maîtres-cartiers parisiens, qui n’étaient plus que huit, s’étant doté de statuts en 1594. Bien plus tard, à l’heure industrielle, en 1964, on ne comptait plus que quatre usines spécialisées dans ce type de fabrication en France : Le Héron à Bordeaux, Camoin à Marseille, Catel et Farcy à Paris. Du côté des éditeurs, à Nancy, La Ducale, fondée en 1945, rachetait Grimaud en 1961, en quasi monopole avant-guerre. Le nouvel ensemble prit en 1963 le nom de « France Cartes ». Ce groupe gère depuis lors une dizaine de marques de jeux en tous genres.
Les « jeux des familles » de Nathan
En l’absence de catalogue disponible, une première petite liste, très incomplète, de la production de la série de « jeux de cartes des familles » parue chez Nathan, reconstituée par nos soins, nous donne d’abord une ancienne série présentée sous boîtier en carton rouge, vert ou bleu, avec des cartes d’un format légèrement supérieur à celui des cartes du tarot. Cette collection est très peu fournie et nous n’avons pu repérer jusqu’à présent que quatre jeux éducatifs la constituant (nous comptons sur nos lecteurs pour des compléments) :
-Les Hommes célèbres (écrivains ; poètes ; théâtre ; philosophes ; peintres ; sculpteurs ; architectes ; musiciens ; physiciens ; chimistes ; inventeurs et explorateurs).
-Les Tableaux du monde (Leonard de Vinci ; Albert Dürer ; Raphaël Sanzio ; Tiziano Vecellio, dit le Titien ; Pierre-Paul Rubens ; Antoine Van Dyck ; Rodríguez de Silva y Velásquez ; Estéban Murillo ; François Bouchet ; Thomas Gainsborough et Rembrandt Van Ryn)
-Les plus beaux tableaux français ou Les Tableaux célèbres : France (Nicolas Poussin ; Watteau ; Jean-Baptiste Chardin ; Jean-Baptiste Greuze ; Honoré Fragonard ; Louis David ; Dominique Ingres ; Jean-Baptiste Corot ; Eugène Delacroix ; Constant Troyon ; Ernest Meissonnier et François Millet)
-Les Littérateurs célèbres.
L’impression est de qualité, en noir et blanc. Avec d’un côté la culture française, et de l’autre une culture universelle, cette typologie, dans un ensemble certes plus que restreint, correspond à ce qui s’était réalisé auparavant aux États-Unis et dont il est probable que le fils de Fernand Nathan a eu connaissance. On constate cependant le caractère des plus classiques du contenu. Les tableaux français sélectionnés ne couvrent que les XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles ; quant à ceux qui figurent dans la sélection internationale, aucun n’est postérieur à 1788. Nous avons pour notre part le souvenir du jeu qui porte sur les plus beaux tableaux français et pouvons témoigner du fait que notre connaissance de l’existence de peintres comme Troyon ou Meissonnier n’aura été longtemps portée que par ces cartes. De plus, fût-elle réduite en taille et reproduite en noir et blanc, la sorte de pré-connaissance de tableaux qu’offraient ces cartes au jeune joueur nous aura été sensible lorsque l’original de l’œuvre s’est présenté plus tard dans un musée ou sa copie dans un livre d’art.
Une nouvelle série de jeux présentés dans une boîte en plastique, double format, mais avec des cartes du même grand format et, cette fois-ci, des images en couleurs, a décliné d’autres thèmes dans les années 1970. Les nouveaux sujets ressortissent dans ce cas d’une culture qu’on dirait, en termes bourdieusiens, moins légitime ou bourgeoise que précédemment, ne s’inscrivant plus obligatoirement dans le parcours scolaire le plus classique, mais intervenant au croisement de ce monde et du domaine du divertissement, avec neuf titres que nous avons pu repérer, sans la moindre garantie d’exhaustivité : Grands rois et grandes figures de l’histoire de France ; Les Bateaux ; Les Avions ; Les Sports ; Les Mammifères ; Les Oiseaux ; Les Papillons et insectes ; Les Costumes à travers l’histoire et Les Autos.
Dans son livre sur La Folie des cartes à jouer (Flammarion, 2002), Frédérique Crestin Billet consacre une page à ce « jeu des familles » à travers celui qui est dédié aux chefs d’État, avec le commentaire suivant : « Mes sœurs et moi l’avons tellement utilisé que nos parents nous l’ont acheté au moins trois fois, si ce n’est quatre ! Ce qui, à la fin des années 1960, dut faire les affaires de l’éditeur, Fernand Nathan. Douze familles de quatre cartes retracent l’histoire de France, de Vercingétorix au général de Gaulle. Enfin là, sous mes yeux, une chronologie était possible ».
Dans la présentation de la règle du jeu de la deuxième série consacrée aux oiseaux, l’éditeur indique : « Ce jeu conçu d’une façon toute nouvelle initie les enfants de 7 à 12 ans à l’étude des sciences naturelles. Le jeu comprend 48 cartes. L’ensemble des oiseaux est partagé en douze séries de quatre cartes, chaque série représentant un groupe aux caractères biologiques bien marqués (les grands rapaces, les palmipèdes, les gallinacées, et.) dont les enfants se souviendront avec facilité ».
Un modèle français ancien et oublié
Cette initiative de Nathan est une réactivation d'un système pédagogique basé sur un principe fort ancien. On a eu depuis longtemps l'idée de transformer le jeu de cartes à figures traditionnelles en objet pédagogique, avec ou sans valeur faciale, mais à visée instructive, satirique ou de propagande, sur toutes sortes de sujets.
À suivre