Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot et Jean-Luc Buard
La création française des « sept familles » en 1876
Le modèle du « Jeu des sept familles » est l’objet d’une infinité de thèmes, repris par des dizaines de fabricants. Mais il n’est guère sorti de l’hexagone, malgré une présence repérable en Italie et en Espagne. Ce système des « sept familles » semble constituer la principale, sinon la seule véritable déclinaison du Happy Family, en même temps que du modèle américain (quartet) précité.
Becquet a édité à Paris en 1876 un premier jeu dont l'organisation s’est perpétuée avec un paquet de 42 cartes divisées en sept familles : celles du ministre, du général, du mandarin, du docteur, de l'avocat, du contrebandier et du voleur, les six cartes qu’il faut rassembler pour abattre sur table une famille complète étant celles du père, de la mère, du fils, de la fille, de la cuisinière et du valet (Jean-Marie Lhotte, Histoire des jeux de société : géométries du désir, Flammarion, 1994). Ce modèle bourgeois a ensuite évolué vers un autre plus universel avec le fils, la fille, le père, la mère, l’aïeul et l’aïeule, ces deux derniers devenant avec l’évolution du langage les grands-parents.
En nommant après la deuxième guerre mondiale, ses produits éducatifs « jeux des familles », la maison Nathan est donc revenue sur cette habitude installée de jeux dotés de six fois sept cartes et a proposé aux Français une nouvelle adaptation du modèle qui utilise un nombre de séries accru et des membres de chaque série réduits à quatre. Dans les années 1980, la maison La Ducale a également publié quelques jeux bâtis sur le modèle quaternaire, mais avec 32 cartes de format « normal », celui des cartes à jouer classiques ou des sept familles. L’éditeur s’est trouvé obligé de préciser dans la présentation d’un « jeu des familles » (dans cet exemple, Les Animaux préhistoriques, 1987) : « Ce jeu se joue selon la règle classique (rappelée à l’intérieur du paquet), mais ce sont des familles de quatre cartes représentant les principaux animaux de la préhistoire, classés en 8 branches ».
La Bildung allemande se met en cartes
Le modèle mélangeant l’éducation et le divertissement a été encore plus présent en Allemagne, avec une offre thématique beaucoup plus large : les femmes dévêtues, les papes, les bières, les tanks et même les dictateurs ou les crimes de masse, jeux dont la volonté éducative a pu être contestée (Berliner Zeitung du 23 juillet 2004 et Spiegel, les 30 juin 2008 et 7 décembre 2011,). Des jeux de Quartett ont été également édités en nombre en RDA : par exemple un « Heimat Quartett » édité par Lederbogen à Karl Marx Stadt avec en plus une carte « schwarze Peter », sorte de Mistigri, qui pimente le jeu.
Dans la petite ville badoise de Leinfelden, le Spielkartenmuseum a mis en ligne plusieurs études dont l’une, signée d’un grand collectionneur, Ernst Krumbein, nous renseigne sur l’abondance que la tradition éducative germanique, la fameuse Bildung, a pu générer au XIXe siècle et tout au long du XXe comme jeux de cartes sur le modèle du Quartett, avec par exemple, pas moins de cent jeux différents sur le seul thème des poètes. À partir de 1902, une production spécifiquement dédiée aux enfants a produit des jeux consacrés au sport, aux contes, à la technique, etc. Si la datation du premier Quartett éducatif allemand reste imprécise (dès 1834), l’origine en est assez complexe. Ernst Krumbein ne cite pas le type américain, mais il parle de l’anglais, le Happy Family. Il mentionne également un jeu suisse francophone paru autour 1860 sous le titre « Villes d’Europe », traitant de 23 pays, Turquie comprise, et un jeu viennois de 52 cartes de 1834, cartes traditionnelles, mais illustrées de scènes de la littérature, compliquant ainsi une origine qui reste confuse.
Les jeux de cartes aux thèmes pédagogiques se sont développés autour de trois pôles : l’américano-germanique, basé sur 11 ou 12 séries de 4 cartes ; le britannique où les groupes à constituer par le joueur sont aussi de 4 cartes, mais recouvrent une famille ; le français où l’on trouve 7 familles de 6 membres.
Les rééditions américaines
Au-delà de la mémoire entretenue par les collectionneurs et les musées, les éditeurs américains, en procédant à des rééditions, donnent un bel exemple du maintien de cette volonté de transmission de la culture classique, tout en s’ouvrant à la culture populaire, dans la lignée de la Bildung allemande. À ce titre, le tout premier jeu, Authors, se compose des auteurs célèbres, puis s’ajoutent Children’s Authors avec les auteurs célèbres pour enfants et, dans un souci de construction d’une culture américaine, American authors et American Women Authors. Avec Base-ball legends, Composers, Explorers, Famous Civil War Battles, Indian Chiefs of the Old West, Lawmen of the Old West... les thèmes structurent à la fois une culture classique et une identité nationale américaine en construction.
Le décalage d’un demi-siècle dans la réadaptation d’un modèle américain aura été inhabituellement long entre le monde anglo-saxon et la France. Fernand Nathan, éditeur républicain convaincu et décidé à accompagner la construction de la scolarité obligatoire, a créé son entreprise en 1904, alors que les jeux de cartes du type Authors existaient aux États-Unis et que leur équivalent commençait à se développer en Allemagne, cependant que l’Angleterre en faisait de même à un moindre degré. Après le décès du fondateur, le fils Pierre Nathan et son neveu Raymond Bash ont été à l’initiative de cette imitation tardive que constituait la série de « jeux des familles », une édition présentée et sans doute ressentie à l’époque comme une nouveauté. De son côté, Grimaud ou d’autres auraient eu les moyens de suivre les Américains ou les Allemands bien avant, mais les responsables de ces entreprises autorisées à fabriquer des cartes n’étaient sans doute pas porteurs de l’idéal pédagogique de Nathan.
Handicapée par sa bureaucratie, puis par son manque d'audace, la France aura joué en demi-teinte dans ce prolongement ludique à la fois de la scolarité et de l’encyclopédisme. C’est autour des jeux de sept familles, spécificité nationale qu’une partie de l’offre culturelle et beaucoup de divertissement se sont organisés. Éléments de culture populaire, ces jeux de cartes éducatifs ne ressortissent pour autant d’aucun monde constitué : livres, périodiques, almanachs, ils ne sont même pas partie prenante de la galaxie des « vieux papiers ». Aussi démultipliés qu’ils soient aujourd’hui, c’est peut-être parce qu’ils sont banalisés qu’ils n’ont guère été sujets d’investigation.
[Si des lectrices et des lecteurs ont des compléments à apporter à cette étude dont nous avons été contraints de restreindre la longueur, nous les accueillerons avec grand plaisir].