Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
3 Avril 2017
Adon Qatan
Précisons d’abord que l’ouvrage annoncé par l’éditeur comme une nouvelle édition revue et corrigée (2013), remonte en fait à l’édition Dervy-Livres de 1985, comme l’avoue la préface de la seconde édition dès le début du livre. Celle-ci nous expliquant qu’elle diffère de peu de la toute première parution datant en fait de… 1969 ! L’auteur ayant écrit les dernières lignes de son ouvrage le 20 août 1968 précisément. Il est sûr que Jean Tourniac ne pouvait guère en faire une révision corrigée plus récente pour les années 2001 ou 2013, étant donné qu’il décéda en 1995.
Rappelons qu’il fut un grand guénonien au sein de la Grande loge nationale française (GLNF) et vénérable de la loge Villard de Honnecourt, ce qui explique certainement l’écriture de ce qui est plus une défense apologétique, une justification a posteriori - le Rite écossais rectifié (RER) étant né en 1778 - pour soutenir le maintien du rite en question, en pleine fin du XXème siècle, au sein de la GNLF.
Car il faut bien reconnaître que le RER est apparu dans le contexte pré-révolutionnaire français, avec une volonté spiritualiste et aristocratique singulièrement marquée. Il s’agit d’un véritable montage composite (ce qui explique son auto-qualification de « rectifié »), parfaitement daté, dont on peut se demander comment il aurait pu véhiculer à travers son syncrétisme artificiel le moindre élément authentiquement spirituel, ésotérique chrétien archaïque ou gnostique au vrai sens, ou même un quelconque retour à une première franc-maçonnerie médiévale ou post-médiévale obligatoirement chrétienne et quelque peu légendaire. Ce qui est plutôt gênant pour tout quêteur de tradition primordiale, guénonien ou plus généralement philosophe pérenne.
La référence aux templiers n’étant que celle du néo-templarisme de la Stricte observance templière germanique de la même époque (l’« écossais » dans le nom du rite n’étant ici qu’un synonyme de « franc-maçon »), dont le but était de combattre l’Aufklärung en créant une chevalerie à prétention spirituelle fédérant les nobles allemands protestants et catholiques sous l’unique bannière défunte de l’ordre du Temple, profitant du souvenir de l’ordre teutonique et sous couvert de maçonnerie.
Le fondateur du RER, Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), y apporta le mysticisme néo-kabbalistique (et décadent) du martinézisme, lui-même déjà très composite. Rappelons à ce propos le titre baroque de l’Ordre des Chevaliers maçons élus coëns de l’univers auquel Willermoz fut initié en 1767 - être à la fois « chevalier », « maçon » et « prêtre » (cohen en hébreu) cela devrait faire tiquer n’importe quel guénonien scrupuleux ! Mais ce mélange des classes et des genres (où une pseudo-chevalerie sans cheval prend le pas sur ce qui reste d’une « initiation artisanale » peut-être plus populaire d’origine), cette impression tenace d’une volonté de mainmise sur la franc-maçonnerie par des nobles et des aristocrates prétendant posséder des secrets chrétiens ineffables ayant échappé aux différents clergés… Tout cela et quelques autres détails n’ont pas vraiment troublé ou interrogé Jean Tourniac en 1968.
Au contraire, ce dernier a cherché partout des éléments pour étayer la survivance du RER. Par bien des côtés, il s’est clairement fourvoyé comme son maître René Guénon. Ainsi, nous savons désormais de manière historiquement sûre que les Templiers (les vrais, ceux du XIIème au XIVème siècle) n’eurent jamais la moindre doctrine secrète, trouvée en Terre sainte, à Jérusalem, via des soufis sunnites ou les Ismaéliens ou que sais-je encore. Qu’ils ne transmirent donc rien aux chevaliers teutoniques, qui eux-mêmes ne passèrent aucune tradition ésotérique à la Stricte observance puis au RER en question. Tout cela ne tient qu’à des séries de légendes maçonniques et para-maçonniques (chez les Rose-croix d’or par exemple) tardives inventées pour les besoins de la cause, ou plutôt de certaines causes très précises.
Pourtant, d’un autre côté, il nous faut reconnaître que l’auteur avait mis en exergue certains indices utilisables ou à examiner pour d’autres questions, pour nous plus sérieuses. Par exemple, page 88, la mention du peintre Jan van Eyck et de ses intérêts extra-picturaux… Ou page 133 : « Quand on observe à quel point déjà la pensée exégétique des grandes figures du moyen âge diffère de la pensée actuelle, on ne peut que se poser des questions. Et l’on est frappé par l’importance que tient entre le VIIIe et le XIVe siècle l’usage de la langue hébraïque, pour ne citer que ce trait parmi tant d’autres » et la note 7 correspondante pages 139-140 qui est fort bien documentée.
Tout ce qu’écrit Jean Tourniac sur « le Christianisme originel » (chap. IX) ou la « vraie et fausse gnose » (chap. X) dans la deuxième partie de son ouvrage, est digne d’intérêt et s’approche par quelques aspects de nos préoccupations.
Pour ne citer que quelques extraits : « Or, il faut admettre, comme postulat initial, indiscutable de nos jours, que le Christianisme originel recouvre un ensemble ethnico-religieux complexe, qualifié plus justement de judéo-christianisme » (p.163), là où Bernard Dubourg et nous-mêmes parlons plus volontiers de « messianisme hébreu-palestinien ». Nous devons déplorer, par contre, que le judéo-christianisme soit devenu pour certains universitaires contemporains -avec son pendant le pagano-christianisme paulinien- l’éternel repoussoir d’une conception autrement plus objective, et c’est ce que nous voyons dans la suite de cet extrait avec la citation des définitions du judéo-christianisme de Marcel Simon et de Jean Daniélou (p.164).
Autre extrait : « La Gnose naît dans le milieu Juif et devient la doctrine secrète des premiers Chrétiens. (…) Mais elle est déjà enfouie dans les traditions ésotériques du judaïsme lors de la venue du Christ ; aussi nombre d’éléments propres au judéo-christianisme et par conséquent au christianisme originel, sont en fait des éléments gnostiques », où nous-mêmes (à la suite de Bernard Dubourg) affirmons l’identité totale entre Daath-Gnose et messianismes hébraïques multiples créés par le midrash ésotérique.
Ou encore : « Certes, la démarcation entre la vraie et fausse Gnose est parfois difficile à établir, tant il y a interférence de certains thèmes, comme celui de la descente cachée du Verbe, commun aux gnostiques orthodoxes, aux docètes et aux carpocratiens » (p.179) ; « Mais il y a des frontières mouvantes, entre le gnosticisme et la gnose orthodoxe dans ces groupements, et sans doute faut-il incorporer à cette dernière la doctrine des chrétiens, juifs de sang, qui ne relèvent pas du Grand Prêtre de Jérusalem, et se centrent vers l’an 37 autour de Damas » (p.180). Au sujet des rapports entre la Gnose messianique première, ses dérivés et la fameuse « gnose orthodoxe », on se reportera à notre article « La Gnose : le mot et la chose. Histoire d’une révolution spirituelle (première partie) » (in Critica Masonica n°8, mai 2016).
Nous sentons donc chez l’auteur dans ses « Principes et problèmes spirituels… » ce qui deviendra une approche croissante du judaïsme et de la kabbale comme clefs du proto-christianisme, certainement à la suite de la lecture de La clé traditionnelle des évangiles (1936) de Paul Vuillaud et de l’abbé Nicolas Boon, dont le Au cœur de l’Écriture paru aussi chez Dervy-Livres en 1987, présentant une recherche proche de celle de Bernard Dubourg.
Ainsi l’attestent les livres plus tardifs de Jean Tourniac : Prières Juives en 1991 (éditions Jacqueline Renard), Judaïsme et Christianisme (l’Envol Mystique) en 1995 ou Le Judaïsme crucifié (La Gloire de l’Olive) parus à titre posthume aux éditions Soleil natal en 1996.
Néanmoins, pour revenir à la première partie de notre critique, constatons la coïncidence des deux premières années de parutions : 1969 et 1985, deux périodes où certaines idéologies politiques avaient besoin d’un soutien moral, d’un ressourcement parapolitique (ce que la Nouvelle droite nomme « métapolitique ») dans les profondeurs historiques d’une maçonnerie catholique et royaliste.