Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Julien Vercel
Dans Voulons-nous vraiment l’égalité ? (Albin Michel, 2015), Patrick Savidan formule un paradoxe, le paradoxe entre nos discours et nos actions qu’il énonce selon les termes suivants : Nous connaissons les inégalités et nous les connaissons même aujourd’hui de mieux en mieux. Nous sommes quasiment unanimes à aspirer à une société plus égalitaire. Pourtant, par nos comportements, nous creusons les inégalités. Après avoir examiné le premier terme de ce paradoxe, examinons maintenant le deuxième : nous sommes quasiment unanimes à aspirer à une société plus égalitaire.
Notre devise, « liberté, égalité, fraternité » nous y invite et les enquêtes auprès des Français le confirment : il existe un « consensus social frappant sur la nécessité de réduire ces inégalités » puisque huit français sur dix aspireraient à une société plus égalitaire.
Même le Fonds monétaire international (FMI), sans aller jusqu’à faire son mea culpa, aspire à un peu plus d’égalité. Il en est même arrivé à pointer du doigt les effets catastrophiques des inégalités de revenus. C’est Christine Lagarde, sa directrice générale, qui déclarait : « Nous avons établi depuis au moins quatre ans le fait que plus les inégalités de revenus et d’opportunités sont fortes, moins la croissance est équilibrée et durable » (L’Obs, 1er décembre 2016). Dès juin 2016, une étude d’économistes de ce même FMI intitulée « Le Néo-libéralisme est-il surfait ? » expliquait que : « l’ouverture et l’austérité vont de pair avec une aggravation des inégalités, et cet effet redistributif crée un cercle vicieux : le creusement des inégalités provoqué par l’ouverture financière et l’austérité peut à son tour saper la croissance, que les néolibéraux veulent précisément stimuler ».
Plus intime, le domaine ménager est sans doute le lieu où l’aspiration à l’égalité semble une évidence : qui remettrait en cause l’idéal du couple se répartissant de façon égalitaire les tâches ménagères ?
De bonnes raisons pour défendre les inégalités ?
Pourtant, il existerait de bonnes raisons pour défendre les inégalités parce que toutes les inégalités ne seraient pas mauvaises. Il suffit de passer par la « reconnaissance au mérite » : que ce soit le diplôme au mérite comme le salaire au mérite incarné encore récemment par le slogan « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy, avant, certes, d’être démenti par toute la famille de François Fillon. Ainsi la méritocratie serait la clé de la société juste. Dans une telle société libérale, chacune et chacun de ses membres a l’occasion de déployer ses talents personnels sans entraves relevant des milieux d’origine, des réseaux de relations ou des caractéristiques physiques. Dans ces sociétés méritocratiques, l’égalité est privilégiée face aux règles de sélection, mais les inégalités de position qui en résultent sont acceptables seulement si elles découlent des qualités individuelles. Dès lors, la mission de l’État est d’assurer l’égalité des chances sur la ligne de départ, pas l’égalité des résultats sur la ligne d’arrivée.
L’ultime avantage de la méritocratie est qu’elle permet de croire en un monde juste, elle est, pour reprendre l’expression de la sociologue Marie Duru-Bellat dans Le Mérite contre la justice (Presses de sciences-po, 2009), « psychologiquement fonctionnelle ». Qui n’aimerait pas croire que la réussite ne dépend que des investissements et des talents de chacun ? Après tout c’est ce que disent les articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune » et que « Tous les Citoyens (…) sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Pour conclure sur ce point, le mérite apparait comme une bonne raison pour rassembler tout le monde dans un consensus sur l’égalité des chances et dans une molle indifférence sur les inégalités.
La seconde raison pour défendre les inégalités est que certaines d'entre elles n’entraineraient pas forcément un sentiment d’iniquité. C’est ce que développe le sociologue François de Singly (L’Injustice ménagère, Hachette, 2008), concernant les tâches ménagères. Il affirme que, dans un couple, il y a beaucoup d’autres enjeux que l’égalité ou l’inégalité et que si l’égalité est certes une valeur, elle n’est pas forcément la première et la prioritaire. Elle peut ainsi venir après la complicité, la fidélité ou encore le bonheur de la vie conjugale... Les couples peuvent se satisfaire de la reconnaissance de compétences personnelles, ils peuvent aussi mettre en avant la construction identitaire pour faire homme et faire femme et rester ainsi en conformité à chaque genre social. Enfin l’inégalité et son éventuelle iniquité se mesurent souvent par comparaison au temps ménager de la mère, de la grand-mère ou d’une amie et pas dans l’absolu.
Des comportements contradictoires
Nous connaissons les inégalités, nous souhaitons les résorber et, pourtant, dernier terme du paradoxe relevé par Patrick Savidan : nos comportements creusent les inégalités.
Ils concernent le logement, haut lieu de nos discours sur les bienfaits de la mixité sociale, mais aussi objet de choix stratégiques -et certes financiers- qui nous font rechercher les quartiers les plus socialement proches de nous.
Ils concernent aussi le partage des tâches ménagères, haut lieu de nos convictions égalitaire contre le patriarcat, mais aussi objet d’un immobilisme à peu près constant qui aboutit à confier l’écrasante majorité de ces tâches aux femmes.
Ces comportements concernent enfin l’école, haut lieu d’investissement de nos convictions sur l’égalité républicaine et sur la reconnaissance du mérite, mais aussi objet du contournement de la carte scolaire pour mettre nos enfants dans les meilleurs établissements.
Comme Patrick Savidan, plusieurs auteurs fustigent les comportements de ces nouveaux bourgeois qui tiennent un discours anti inégalités, mais qui ont des comportements creusant les inégalités. Ainsi le géographe Christophe Guilluy, dans Le Crépuscule de la France d’en haut (Flammarion, 2016) fustige les « bobos », retranchés dans les grandes villes, ayant mis la main sur l’immobilier, le pouvoir et la culture, et qui doivent se protéger derrière des mensonges creux à coups de « mixité sociale » et de «société ouverte »... Ils tiendraient un discours hypocrite derrière lequel se dissimuleraient les intérêts de leur classe. « Ainsi quand un bobo achète les services d’une nounou africaine, cette ‘exploitation traditionnelle du prolétariat’ sera habillée d’‘interculturalité’ ». Ainsi, pour la scolarité, ils seraient écartelés entre leur moi égoïste -placer des enfants dans des écoles privées élitistes- et leur moi solidaire -les envoyer à l’école publique du secteur. N’en jetez plus !
Pour l’école, les familles partiellement responsables
Malheureusement pour ces dénonciateurs, ces fameux "bobos" font plutôt confiance à leur école de secteur. Un rapport de septembre 2016 du Centre national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) s’efforce de répondre précisément à la question « Comment l’école amplifie-t-elle les inégalités ? » et à identifier la longue chaîne de processus inégalitaires qui « conduit à faire de l’école française un lieu de reproduction sociale ». Et ce rapport exonère largement les comportements des familles dans le creusement des inégalités. Trois de ces comportements pourraient renforcer les inégalités : 1°/ l’inscription dans l’enseignement privé ; 2°/ le recours à des cours particuliers et 3°/ les dérogations à l’école de secteur.
Mais la part de l’enseignement privé reste stable depuis 2008 (environ 12% en maternelle et 14% en élémentaire) sauf pour le collège où elle progresse légèrement (dépassant 21%). De plus, aucune recherche ne démontre, à caractéristiques familiales comparables, une corrélation entre l’enseignement privé et la performance des élèves. Le rapport conclut donc à une « ségrégation par le bas ». L’apparente sur-performance de l’enseignement privé ne serait pas dû aux stratégies familiales, mais aux caractéristiques des élèves qu’il accueille : des élèves issus de milieux sociaux plus aisés,ayant des parents plus souvent diplômés et en couple et disposant d’un espace personnel de travail à la maison.
Quant au recours aux cours particuliers, leur effet positif ne dépasserait pas l’effet sur le prochain contrôle en classe, car ils reposent bien souvent sur un processus d’entrainement et de répétition et n’améliorent ni les compétences complexes réclamées dans les plus grandes classes, ni la performance de l’élève. Les cours particuliers ont toutefois un bénéfice constaté : ils facilitent l’accès dans la classe supérieure notamment en seconde générale quand ils sont dispensés en 3e.
Finalement, seules les dérogations à l’école de secteur demandées par les familles accentuent bien les inégalités et ne favorisent jamais la mixité sociale. Mais il faut noter que les collèges, afin d’être les plus attractifs possibles, développent une stratégie qui aboutit à créer des inégalités intra-établissement : ils instaurent une « ségrégation par le haut » avec des classes européennes, des classes à horaire aménagé musicales (CHAM), des classes latinistes, voire en créant des « classes de niveau » regroupant les meilleurs élèves au sein d’une seule classe et les plus en difficulté dans une « classe poubelle »…
Les comportements des familles ne sont donc que « partiellement responsables » de l’amplification des inégalités qui résulte plutôt du cumul de désavantages de tous ordres entravant la scolarité des plus faibles.
À suivre