Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
Denis Lefebvre n’en est pas à son coup d’essai en matière de biographies d’hommes politiques de gauche, souvent franc-maçons. On lui doit en effet, avant cet ouvrage qui vient de paraître chez Dervy, parmi une vingtaine de livres écrits seul ou en collaboration, deux premiers livres sur Marcel Sembat, ainsi que des travaux consacrés à Guy Mollet, André Lebey, Claude Fuzier, Fred Zeller, Arthur Groussier. Il a également travaillé, entre autres sujets historiques, sur la naissance de Force ouvrière en 1947 ou l’affaire de Suez en 1956.
Très actif dans le milieu socialiste alors naissant, Marcel Sembat, né en 1862 à Bonnières, alors située en Seine-et-Oise, commença à participer à La Revue de l’évolution, puis, tout en continuant une activité journalistique militante, s’affilia au courant blanquiste, lequel forma en 1897 le Parti socialiste révolutionnaire. En 1902, c’est le Parti socialiste de France qui vit le jour, un an après le Parti radical, avant que Sembat s’implique dans la création de la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO) en 1905. Il continua ensuite à écrire dans plusieurs périodiques progressistes.
En 1893, Sembat avait été élu député de la Seine comme socialiste indépendant dans le XVIIIème arrondissement de Paris, à un siège qu’il conservera jusqu’à sa mort. Il participera également au gouvernement d’Union nationale constitué après l’entrée du pays en guerre en 1914. Entre ces deux dates, il aura été un infatigable organisateur de fêtes civiles destinées à installer la laïcité dans une dimension à la fois festive et formatrice.
Ce nouvel opus nous rappelle qu’il exista au début du siècle des loges maçonniques d’orientation ouvertement socialiste, et pas seulement au Grand orient de France, mais aussi à la Grande loge de France, où Sembat fut reçu en 1891 à « la Fraternité » de Lille. Il en démissionna en 1909, ayant préalablement adhéré, en 1898, à « la Raison », loge du Grand orient à l’orient de Paris Montmartre. Il sera plus tard vice-président du Conseil de l’Ordre.
Les maçons radicaux, davantage mobilisés autour de la laïcisation de la société que pour le changement social, tinrent la boutique jusqu’à la fin du XIXème siècle, au moment où des maçons communards rentrèrent d’exil et où, plus généralement, le socialisme prit son essor dans le pays sous des formes très diverses. La cohabitation entre radicaux et socialistes au sein de la maçonnerie ne fut pas toujours facile, les guesdistes, préfigurant ce que serait plus tard l’attitude des communistes à partir de 1922, fustigeant la « collaboration de classes ».
On notera, entre parenthèses, que le paysage historique que nous décrit Denis Lefebvre pour ce début du XXème siècle entre radicaux, socialistes modérés et guesdistes ressemble fortement à ce que fédèrent peu ou prou a au premier tour des élections présidentielles trois personnages politiques : Emmanuel Macron, Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon, si ce n’est que seul le dernier eut à faire personnellement avec la maçonnerie.
Quelques lueurs nous sont également offertes sur le rôle de la Chevalerie du travail, transposition franco-belge du Noble and Holy Order of the Knights of Labor apparu à Philadelphie en 1869. Si cette fraternité, sorte de para-maçonnerie fort peu connue, ne dépassa jamais en France les 1500 membres, elle semble avoir fonctionné comme lieu d’unification des divers courants du socialisme naissant. À ce titre, on se permettra de souhaiter que soit réédité l’ouvrage de Maurice Dommanget, La Chevalerie française du travail (1893-1911), paru à Lausanne en 1967, car il est vendu très cher sur le marché de l’occasion et intéresserait bien du monde.
La lecture de cette biographie de Marcel Sembat permet à la fois de parcourir le rôle politique de la franc-maçonnerie française à la Belle époque et la constitution du monde socialiste entre tendances souvent hostiles. Sembat s’est inscrit dans une synthèse de progressisme social, de laïcité, de libre pensée et de défense des droits de l’homme, s’étant toujours placé, nous dit son biographe, dans une recherche multidimensionnelle, en dehors de tout dogmatisme, mais dans un perpétuel engagement. Un vrai maçon serait-on tenté de souligner.
Marcel Sembat fut l’époux de Georgette Agutte, peintre fauviste avec laquelle il constitua une belle collection de tableaux qui fut léguée au musée de Grenoble après la mort des époux. Sembat qui avait acquis avec son épouse un chalet à Chamonix disparut brusquement en 1922 d’une hémorragie cérébrale et sa femme se suicida quelques heures plus tard, laissant cet écrit: « Voici douze heures qu’il est parti, je suis en retard ».
La longue et remarquable préface de Jean-Robert Ragache inscrit le propos dans ce croisement alors très prégnant entre le maçonnique et le politique, en prise directe avec la pratique gouvernementale. Concernant le Grand orient de France, cela éclaire une réalité bien connue, regrettée par certains comme une sorte d’âge d’or. En revanche, le souvenir du progressisme affiché de la jeune Grande loge de France, créée en 1894, dont il y eut d’autres exemples à cette époque, sans oublier le versant féministe, s’est estompé. La rue de Puteaux a changé radicalement d’orientation, même si il existe depuis 1927 une loge écossaise dénommée «Marcel Sembat »... et une station de métro à Boulogne-Billancourt.