Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Stéphane François
La nomination récente d’une anthroposophe, l’éditrice Françoise Nyssen, au ministère de la Culture a provoqué une violente polémique. La Société anthroposophique serait une secte. Une vieille accusation reprise régulièrement par les associations antisectes et par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES). Si Jean-Luc Mélenchon l’a reprise à son compte, la réalité est un peu moins tranchée, comme on le verra ici : l'anthroposophie relève du champ de l’ésotérisme. Son discours est irrationnel, anti-scientifique assurément, mais la qualifier de sectaire est plus discutable. Cette Société anthroposophique, (« Anthroposophie Gesellschaft ») est née en 1912-1913 avec le départ de Rudolf Steiner de la Société théosophique. Elle est l’expression de son esprit : en effet, Steiner est seul à l’origine de cette doctrine, née de spéculations ésotériques en vogue au début du XXe siècle.
Bref retour biographique
Né en 1861 et mort en 1925, Steiner commença des études d’ingénieur puis se dirigea rapidement vers des études de lettres et de philosophie qui se concrétisèrent par un doctorat. De fait, sa pensée manquant cruellement de bases solides, il ne fut jamais accepté par le monde universitaire. Sans poste, il travailla pour des établissements d’enseignement privé et participa à la publication des œuvres complètes de Goethe. Il fréquenta le monde des ésotéristes et autres occultistes dans la Vienne des années 1880, qui furent à l’origine de son christianisme mystique. C’est alors qu’il commença à élaborer sa pensée. Compilateur hors-pair, il emprunta le terme « anthroposophie » au philosophe viennois Robert (von) Zimmermann. Comme beaucoup, il fut fasciné par Frieidrich Nietzsche et lui consacra un ouvrage en 1895. Il fut également attiré par les thèses de l’extrême gauche, lors d’un séjour à Berlin. Il oeuvra aussi durant cette période comme homme de presse et d’édition, avec sa revue Luzifer-Gnosis et sa maison d’édition Philosophisch-Anthroposophischer Verlag. En 1900, il se rapprocha de la Société théosophique, avant de devenir un membre important de sa branche germanophone. Il côtoya l’Ordo Templis Orientis de Theodor Reuss et fut membre d’une loge maçonnique égyptienne, travaillant au rite de Memphis-Misraïm. Par la suite, il s’éloigna des milieux occultistes et installa sa « communauté des chrétiens », en Suisse, à Dornach, à compter de 1922, laquelle devint quelques plus tard le Goetheanum, une sorte d’université anthroposophique (« des sciences de l’esprit »), qualifiée parfois de «Vatican » anthroposophique. Des antennes naîtront ultérieurement dans plusieurs pays : Allemagne, Autriche, Suisse, France, Pays-Bas, Grande-Bretagne, États-Unis, etc. La Société anthroposophique, comme la Société théosophique, est une multinationale de l’ésotérisme dont les congrès sont mondiaux.
Un changement de la société.
Lorsqu’on parle de l’anthroposophie, on parle en fait de Rudolf Steiner et de sa pensée. Il a remis au goût du jour la vieille théosophie chrétienne allemande du XVIIIe siècle et sa philosophie de la nature (Nature Philosophie). Il reprend aussi l’idée hindouiste et bouddhiste de karma : l’âme se réincarne en fonction de ses actions passées et porte en elle les acquis de ses vies précédentes. Comme l’homme possède le libre arbitre, son karma découle de ses actions. Sa doctrine est composée d’éléments épars provenant de ses lectures et de ses rencontres. Dans un premier temps, il fut influencé par l’occultiste français Édouard Schuré et la Russe Helena Petrovna Blavatski, la fondatrice de la Société théosophique. C’est à cette dernière qu’il emprunta son évolutionnisme spirituel-racial. Sa pensée s’organisa à compter de 1913, date de son départ de la Société théosophique. Il ne cessa de la préciser jusqu’à son décès. Comme un grand nombre de « gourous » de l’ésotérisme, il a cherché à proposer une ontologie expliquant le monde. Son système fait plusieurs milliers de pages, ce qui n’aide pas le lecteur à trouver une cohérence… Grosso modo, il est parti d’une lecture ésotérique chrétienne de l’œuvre de Goethe. Il a cherché à montrer à la fois que le christianisme mystique était à l’origine de la libération intérieure et que le Surhomme nietzschéen n’était que cet homme spirituel.
Sa pensée touche les aspects de la vie sociale : l’école avec les écoles Waldorf ; l’écologie avec l’agriculture biodynamique ; la médecine en promouvant les médecines dites « douces » et surtout l’homéopathie ; les arts, en particulier la musique et la danse, qui permettraient le développement intérieur. De fait, l’« université libre des sciences de l’esprit » avait des enseignements qui portaient sur six domaines : la doctrine du maître ; les Arts ; les Belles-Lettres ; la médecine ; les sciences (mathématiques et physiques) les sciences naturelles. En soi, l’intérêt pour ces secteurs n’est pas exceptionnel : ils figurent parmi les thèmes récurrents des milieux ésotériques et des premières mouvances alternatives de la fin du XIXe siècle jusqu’aux adeptes du New Age. L’originalité réside dans la diffusion des thèses steineriennes, au-delà des milieux restreints de l’ésotérisme.
Steiner postulait l’idée selon laquelle il existerait des forces « éthériques » sur la Terre qui seraient primordiales pour le développement des « races humaines ». Il reprend ici l’idée de Blavatski sur l’existence de différentes races sur Terre à différentes époques qui entreraient en résonance avec l’astrologie et de supposées influences cosmiques. Comme l’homme s’insère dans le Cosmos et la Nature, il est un être cosmique qui habite un corps terrestre. Il faut donc le nourrir convenablement.
Dans les années 1920, Rudolf Steiner a ainsi créé l’« agriculture biodynamique », forme d’agriculture non-conventionnelle, censée assurer la santé du sol et des plantes pour procurer une alimentation saine aux animaux et aux hommes. Par là même, elle rejette l’agriculture intensive et industrialisée Elle se fonde sur une compréhension des lois du « vivant » acquise par une vision qualitative-globale de la nature, et sur le concept ésotérique de correspondance : il s’agit de comprendre la plante à partir d’elle-même, de plonger en elle par la méditation, pour la comprendre de l’intérieur, un vaste programme. De fait, la nature, pour Steiner,constitue un tout, un macrocosme – idée inspirée des thèses de Paracelse et se situant dans un cadre non-darwinien. Steiner, en formulant cette hypothèse et en considérant la terre comme un être vivant, anticipe l’« hypothèse Gaïa » de Lovelock. L’agriculture steinerienne peut ainsi être vue comme le précurseur des expériences New Age d’agriculture holistique.
À l’instar des autres alternatifs de leur temps, les anthroposophes mirent en avant les médecines douces. Il existe une section médicale au sein de l’Université libre, dont les missions sont de se consacrer à la « recherche» médicale et pharmaceutique (comme elle n’a rien de scientifique, les guillemets sont de rigueur) et de former les thérapeutes à la médecine anthroposophique, souvent homéopathique et fonctionnant par analogie. Cette section promeut le droit des patients au libre choix de leurs soins et se bat pour la défense des médecines dites « complémentaires ». Elle participe aussi aujourd’hui à la campagne anti-vaccins qui fait des ravages dans les pays occidentaux au péril de la santé publique. Toutefois, la médecine anthroposophique est reconnue dans plusieurs pays, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou le Brésil.
Steiner était convaincu qu’il existait une physiologie occulte (thème d’ailleurs d’une série de conférences données à partir de 1911). Ces questions médicales l’intéressaient depuis les années 1910. Une pharmacienne anthroposophe, Marie Ritter, tenta alors de créer un médicament anticancer composé de gui. Un brevet fut déposé en 1918. Durant le même temps, des médecins voulant soigner leur patient selon les principes anthroposophiques, ouvrirent des cabinets médicaux, voire des cliniques. Un hôpital anthroposophique soignant les patients par homéopathie ouvrit même dans l’Allemagne nazie en 1934, les autorités ayant cédé devant l’intérêt de l’opinion publique, en parallèle des services de médecine « classique ». Un an avant son décès dû à un cancer du tube digestif mal soigné, Steiner créa sa société de produits pharmaceutiques anthroposophiques (homéopathiques, phytothérapie et herboristerie), Weleda, dont les chaînes publiques françaises firent la promotion. Le décès de Steiner montre les limites très rapides de cette forme de médecine, voire sa dangerosité… Ainsi, en 2015, des enfants scolarisés dans une École Wardolf alsaciennes ont fait un voyage à Berlin et ont ramené la rougeole, créant une polémique sanitaire, largement reprise par la presse locale : 150 d’entre eux ont en effet contracté la maladie, suite au refus de la vaccination par les parents.
Steiner eut aussi la volonté de créer une autre école après son expérience de précepteur d’un enfant handicapé. Les premières tentatives d’écoles expérimentales datent de 1919, au sein des tabacs Waldorf dont le propriétaire Emil Molt était un mécène de la Société anthroposophique. Celui-ci voulait créer une école alternative pour ses ouvriers et demanda conseil à Steiner qui lui proposa une nouvelle pédagogie. Ayant été enseignant, il se proposa de former les professeurs. Il créa un enseignement alternatif prenant en compte les interactions entre le spirituel et le physique, tenant compte des forces cosmiques (par exemple le caractère de l’enfant relève d’un grand champ cosmique). Il s’agit donc de les canaliser. Les arts furent mis en avant. Surtout ces écoles ne connaissent pas le redoublement et les notes… Le succès fut très rapide : les écoles se multiplièrent en Allemagne et en Autriche, avant de conquérir d’autres pays (Grande-Bretagne, Pays-Bas) à compter de 1923-1924. À la même époque, les expériences de Drewey ou Montessori voyaient également le jour. Cette volonté de réforme dépassa le primaire et le secondaire lorsque des séminaristes, catholiques et protestants, demandèrent conseils à Steiner. Une nouvelle Église, de type moniste, était née.
L’anthroposophie, le racisme et le nazisme
Comme il est décédé en 1925, Rudolf Steiner a à peine connu le parti national-socialiste. Cependant, il est vrai que certains dignitaires nazis étaient intéressés par ses thèses : ce fut le cas du numéro deux du parti (jusqu’à son vol pour la Grande-Bretagne) Rudolf Hess, du ministre de l’agriculture et général SS Walther Richard Darré et du chef de la SS Heinrich Himmler. L’une des origines de cette association vient du fait que certains aryosophes autrichiens, Guido (von) List et Jörg Lanz (von Liebenfels) en tête, reprirent une partie de ses thèses, mais il est vrai que ceux-ci sont passés, comme Steiner, par la Société théosophique. Pour comprendre la situation, on doit prendre en compte deux points : le monde germanique a connu un regain d’intérêt très fort pour l’occultisme à la fin du XIXe siècle ; la Société théosophique était très active à Vienne, en particulier sa scission née en 1896. L’utilisation par ces deux militants du wotanisme, - références pour certains SS - des thèses anthroposophiques, plus l’intérêt de dignitaires nazis, firent qu’il y eut amalgame entre l’anthroposophie et le nazisme. Cet amalgame se trouva facilité par Jacques Bergier et Louis Pauwels qui, dans leur livre Le Matin des Magiciens, firent de Steiner un maître à penser du nazisme. La participation de Steiner à la revue Das Reich (qui n’a rien à voir avec la division SS du même nom et dont le titre doit plutôt être compris dans le sens d’« Empire spirituel ») n'aura pas aidé à la compréhension de ses positions politiques.
Pourtant, il existe d’autres raisons à cet amalgame : si Steiner a toujours condamné les différentes formes de darwinisme-social pourtant très en vogue à son époque et condamné l’antisémitisme, il a repris à son compte les discours racistes ambiants. Ainsi, il suppose l’existence de grandes « races » qui symboliseraient un âge où les âmes s’incarneraient successivement : l’Afrique constituerait l’enfance ; l’Asie l’adolescence ; l’Europe son âge mur ; l’Amérique sa vieillesse. On retrouve deux postulats racistes : les Africains ne seraient que des enfants et les Américains des personnes séniles. Ces postulats ne sont pas propres à Rudolf Steiner, on les retrouve malheureusement très fréquemment entre le milieu du XIXe siècle et les années 1930. Steiner ne fait que compiler les œuvres de vulgarisation et reprendre les a priori de son époque. L’évolution raciale steinerienne est en fait une dévolution, une lente décadence depuis l’origine lémurienne (plus ancienne que celle atlantidéenne – sorte de race spirituellement et physiquement supérieure à la nôtre datant de l’extrême Antiquité). Ce discours fut abandonné lors de la création de la seconde Société anthroposophique en 1924-25 qui mettait en avant l’égalité des sexes et des races. Enfin, celle-ci fut interdite en 1937 par les nazis, lors de la promulgation de la loi sur les sociétés secrètes qui touchèrent aussi la franc-maçonnerie et la Société théosophique.
Enfin, dernière précision : il est souvent dit que l’incendie du Goetheanum en 1922 fut le fait d’un nazi. Outre qu’en 1922, le Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP) n’est qu’un groupuscule, il est notoire que l’incendiaire était un Suisse rejetant l’ésotérisme chrétien des anthroposophes et qui trouvait que la « communauté des chrétiens » n’était pas très chrétienne… Les accusations de racisme réapparurent au début des années 1980 tant en France, qu’en Allemagne, Pays-Bas ou États-Unis. Aux Pays-Bas, une commission d’enquête indépendante composée d’universitaires statua sur le non-racisme de la Société anthroposophique, mais demanda aux écoles Wardolf la prudence dans le choix du vocabulaire. Bref, de dépoussiérer la doctrine steinerienne du vocabulaire du début du XXe siècle.
L’anthroposophie et les « alters »
Rudolf Steiner fait partie de ces idéalistes qui ont voulu changer le monde pour le rendre plus spirituel, et donc meilleur. Comme on l’a vu précédemment, il a fréquenté, à Berlin et au tournant des XIXe et XXe siècles, les milieux de l’extrême gauche. Pacifiste, il prit parti contre le déclenchement de la Grande guerre. Il théorisa une doctrine sociale, la triarticulation, qui se manifeste par une sorte de « propagande par le fait », par l’action et l’exemple. De son vivant, ses initiatives furent des échecs. Cependant, elles se diffusèrent petit à petit après son décès. L’un des enseignements de l’Université libre porte ainsi sur les sciences sociales. Il étudie les relations humaines dans les domaines de l’économie, du droit et de la vie spirituelle-culturelle. Il cherche également des solutions au mal-être des personnes : toxicomanie, dépression, crises de la famille, etc. dont l’origine est à chercher, évidemment, dans nos sociétés modernes libérales
Les Alters, mais aussi une frange de l’extrême gauche, sont fascinés et adhèrent à certains points de l’hygiène anthroposophique : pratique de la gymnastique, de l’hydrothérapie, des thérapies artistiques (musique, chant, danse, sculpture, etc.), repas frugaux (pour alléger le corps et l’esprit) et végétariens issus évidemment de l’agriculture biodynamique qui se pare aujourd’hui du label « bio ». Certains produits issus de l’agriculture biodynamique font d’ailleurs la joie de Jean-Luc Mélenchon… En outre, certaines figures de l’écologie politique, tel le pharmacologue Jean-Marie Pelt récemment décédé, sont proches de l’anthroposophie. Ainsi, pour Pelt, un écologiste ne peut comprendre la Nature que s’il est croyant…
Enfin, l’anthroposophie est impliquée dans le secteur économique, en lien avec la doctrine de la triarticulation. Elle est surtout présente dans le secteur bancaire, avec la Nef (acronyme de la Nouvelle économie fraternelle), qui se veut une banque solidaire selon l’expression à la fois consacrée et à la mode… Cette banque soutient les entreprises à circuit court, le localisme, les associations pour le maintien d'une agriculture paysanne (AMAP), la fédération BIOCOOP, etc. et les expériences altermondialistes, finançant par exemple les congrès d’ATTAC (elle était le partenaire de l’université d’été d’ATTAC en 2016). En retour, cette association en fait la promotion, insistant sur son aspect solidaire.
En guise de conclusion : alors, une secte ?
En France, le rapport Guyard sur « Les sectes et l’argent » (1999) a mis en cause la Société anthroposophique, l’assimilant à une secte, une attaque reprise dans celui de 2000, mais plusieurs procès dont certains concernaient des associations antisectes ont permis la poursuite des activités des écoles et des associations médicales anthroposophiques. Si plusieurs aspects de la Société anthroposophique sont contestables (par exemple le rejet des vaccins), si d’autres sont irrationnels et relèvent de l’ésotérisme ou de l’occultisme et choquent les esprits cartésiens, il est difficilement soutenable de l’assimiler à une secte. Ou alors, celle-ci exerce ses activités au vu et au su de tout le monde, ayant contaminé les milieux altermondialistes, écologistes ou d’extrême gauche…