Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Stéphane François
Fréquemment, les chercheurs en sciences humaines rencontrent des difficultés lorsqu’ils étudient les rapports entre l’ésotérisme et les droites radicales. En effet, ils butent dans leurs recherches, notamment bibliographiques, sur un écueil scientifique : la non-prise en compte de l’aspect ésotérique dans l’élaboration d’un certain type de discours politique, souvent situés aux marges radicales de l’éventail politique, tant à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite (le radicalisme politique, de gauche comme de droite, pouvant être défini comme le refus des règles de la démocratie parlementaire, dont le jeu des partis).
Nous nous pencherons dans cet article sur le cas particulier de l’extrême droite. Il existe ainsi plusieurs tendances ou courants idéologiques, influencées par l’ésotérisme : la Nouvelle Droite et le néopaganisme ; la « Tradition » ésotérique théorisée par le métaphysicien antimoderne Julius Evola et la droite subversive italienne des « années de plomb » ; les fascisme et néofascisme et leurs rapports avec la franc-maçonnerie. Il ne faut pas oublier en effet que le fascisme eut, dans un premier temps, un accueil favorable dans les milieux maçonniques italiens, du fait de l’anticléricalisme affiché du mouvement fasciste. De plus, la franc-maçonnerie italienne, héritière des idéaux du Risorgimento, était plutôt nationaliste, ce qui favorisa encore le rapprochement. En effet, le fascisme fut soutenu par tout un courant mêlant tradition gibeline, franc-maçonnerie, occultisme et paganisme italique. Ce courant mystico-intellectuel bigarré se caractérisait par un nationalisme et un antichristianisme virulents. Il fut attiré par le fascisme, croyant que Mussolini restaurerait la grandeur de l’Italie. Certains d’entre eux firent même partie des premiers fascistes, mais furent déçus par les Accords de Latran signés en février 1929. Cette tradition a persisté après-guerre par certaines loges maçonniques, occultisantes.
L’influence de l’ésotérisme se manifeste aussi dans le néonazisme et l’« occultisme nazi », etc. À l’inverse, l’ésotérisme peut être utilisé comme repoussoir, comme le font les catholiques traditionalistes qui l’assimilent parfois à du satanisme. Quoiqu’il en soit, cet article porte non pas sur l’analyse d’un courant radical des plus minoritaires, nous pourrions parler d’underground de l’underground, mais sur une approche qui s’inscrit dans le cadre de ce que les sociologues et anthropologues anglo-saxons appellent les rejected knowledges, les « savoirs rejetés », c’est-à-dire sur l’analyse de formes de savoirs, rejetés par les savoirs officiels mais qui n’en sont pas moins des éléments constitutifs d’une culture, en l’occurrence des éléments constitutifs de la culture des milieux de la droite radicale.
Qu’est-ce que la science politique ?
La science politique a pour sujet l’étude du fait politique. Selon l’Encyclopedia Universalis, cette discipline peut être définie comme « la connaissance descriptive, explicative et prospective des phénomènes concernant l’État et les sociétés de même ordre qui le précèdent, le remplacent, l’accompagnent ou le dépassent » (Marcel Prélot, article « Politique - La science politique »). Cette définition, très synthétique, ne prend pas en compte les idéologies et les mythes politiques. Ces derniers structurent et donne une cohérence aux idéologies, qui elles-mêmes donne une vision de l’État. Cette science de l’État, la « statologie », est donc un peu courte. Cela permet de comprendre les impasses de la science politique analysée ici. La science politique est parfois aussi définie comme la « science du pouvoir ». Là encore, la définition est intéressante, mais courte. La réflexion sur l’État est ancienne, mais sa science, la science politique en l’occurrence, est récente, ne datant que des années 1950. Quoiqu’il en soit, ces deux définitions ne recouvrent pas la totalité des enjeux. En 1950, l’Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) a énuméré quatre grands points qui relèvent du champ de la science politique : 1/la théorie politique avec la philosophie politique et l’histoire des idées ; 2/les institutions politiques dont le champ comprend le constitutionalisme, les théories du gouvernement général et local, l’administration publique, la comparaison des institutions politiques, etc ; 3/les partis politiques, groupes et associations, la participation citoyenne et les opinions publiques ; 4/enfin les relations internationales comprenant la politique internationale, le droit international et la politique et l’organisation internationale.
En 1991, Madeleine Grawitz, dans son ouvrage classique, Méthodes des sciences sociales, paru initialement en 1964 (Dalloz), voit dans la science politique 6 thématiques : 1/le pouvoir (fonction de régulation sociale, sacralité, spatialisation, utilisation de la coercition, etc.) ; 2/les structures politiques, économiques et sociales ; 3/les « forces et les intérêts » (groupes de pression officiels ou occultes) ; 4/les idées et les aspirations (histoire des idées, des idéologies) ; 5/les rapports politiques ; et enfin 6/les comportements politiques. Toutefois, depuis qu’elle a une existence institutionnelle en France, c’est-à-dire depuis la fondation de l’École libre des sciences politiques par Émile Boutmy à la fin du XIXe siècle, cette discipline a eu des difficultés à se définir : elle se trouve aux marges de l’histoire, du droit, de la sociologie et de la philosophie. Aujourd’hui, l’anthropologie est mise à contribution. L’histoire de la science politique est donc faite d’allers-retours entre les disciplines voisines précitées, qui s’intéressent également à la vie de l’État et au pouvoir.
À la fin des années 1960, en cherchant à s’émanciper du droit public, la science politique opère un mouvement en direction de la sociologie, qui prédomine encore. Il se développe alors une science politique largement ahistorique qui se pense comme une science du présent. Ainsi, les politistes français ont tendance à réduire la science politique à la seule sociologie politique. Maurice Duverger le reconnaissait dès les années 1970, dans un manuel qui a fait date : Sociologie de la politique (PUF, 1973).
Cette approche réductrice, focalisée sur la sociologie, en particulier sur celle des partis, crée des angles morts qui gêne l’analyse de certains phénomènes politiques. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, l’ouvrage de Vera Nikolski, National-bolchevisme et néo-eurasisme dans la Russie contemporaine (Éditions Mare et Martin, 2013), consacre les deux-tiers de son ouvrage, tiré de sa thèse soutenue sous la direction de Frédérique Matonti, à l’analyse de la structure du Parti national bolchevique, parti d’extrême droite fondé en 1992 par Alexandre Douguine et Édouard Limonov, laissant de côté les origines, souvent ésotériques de la pensée d’Alexandre Douguine. Si l’analyse du fonctionnement d’un parti peut être parfois intéressante, elle n’explique en rien son ontologie, sa doctrine ou son idéologie. Pour comprendre une idéologie, il faut lire les productions intellectuelles des principaux théoriciens d’un parti ou groupe. Et parfois, il faut chercher les références de ceux-ci : penseurs politiques, historiens, métaphysiciens ou ésotéristes… Malheureusement, l’histoire des idées et des idéologies ont passé de mode en France et ne sont plus guère enseignés dans l’Université française, au détriment de la sociologie dite « critique » inspirée des travaux de Pierre Bourdieu ou des politiques publiques. Il y a plus d’histoire politique aujourd’hui en France, mais de la « sociohistoire » du politique.
État de la situation française
Les recherches, dans le champ « politico-ésotérique » et dans le domaine politiste français sont entravées, en outre, par le manque d’études et de publications. Du fait de cette carence, les rares politologues français travaillant sur ces questions ont dû forger une part non négligeable des corpus théoriques nécessaires à leurs études, en plus du recours obligatoire aux travaux universitaires étrangers, reconnus, comme ceux, par exemple, de Hans Thomas Hakl, Nicholas Goodrick-Clarke, Jocelyn Godwin et Mark Sedgwick, Bernice Rosenthal et Giorgio Galli, voire dans une certaine mesure Roger Griffin, en particulier lorsqu’il utilise le concept de « paligenetic consensus »…
À suivre
[Retrouvez la bibliographie à la fin du second épisode]