Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Stéphane François
La grande majorité des politologues français, contrairement à leurs collègues étrangers, ignorent, volontairement ou involontairement d’ailleurs, le rôle parfois important de l’ésotérisme dans la constitution et la formulation de discours politiques, en particulier ceux issus des sphères radicales. Et, lorsque ces politologues tentent une réflexion sur ces questions, celle-ci accumule les poncifs et les erreurs, comme a pu le commettre Anne-Marie Duranton-Crabol dans le supposé rôle de René Guénon comme « maître à penser » de l’extrême droite néo-fasciste (L’Europe de l’extrême droite, Bruxelles, Complexe, 1991). Il s’agit là d’une erreur fréquente due au fait que René Guénon fut victime de son vivant d’une récupération par l’extrême droite. Une idée que nous retrouvions aussi durant un temps chez un Daniel Lindenberg, ainsi que dans les publications des milieux antifascistes, dans lesquels l’incertain côtoient l’erroné. Il est d’ailleurs symptomatique qu’il n’existe qu’une étude publiée à ce jour sur les idées politiques de Guénon, issue de la thèse de science politique de David Bisson : René Guénon, une politique de l’esprit (Pierre-Guillaume de Roux, 2013). En revanche il existe un ouvrage exhaustif tiré d’une thèse sur l’influence de René Guénon : Guénon ou le renversement des clartés. Influences d’un métaphysicien sur la vie littéraire et intellectuelle française (1920-1970) de Xavier Accart (Archè, 2005).
Si l’ésotérisme est rejeté par les milieux politistes français, c’est parce que son étude est jugée suspecte pour trois raisons. La première est liée à notre conception de la laïcité et à notre rationalisme. La deuxième est liée à la spécialisation : l’ésotérisme est un continent terra incognita pour la plupart des chercheurs, et s’y pencher nécessite un travail énorme alors qu’il faut produire. La troisième est due au fait que l’image de l’ésotérisme est entachée par le soupçon d’être une spécialité d’extrême-droite : les politologues français ont, de fait, du mal à utiliser les travaux des spécialistes de l’ésotérisme, qui ne sont pas toujours des universitaires et qui se situent parfois à la droite de l’échiquier politique. En conséquence de quoi, l’étude de l’ésotérisme est délégitimée chez les politologues français, victime d’une catégorisation à la fois abusive et polémique du champ d’étude dont il relève. La culture scientifique française, contrairement au monde anglo-saxon, est fermée, voire hostile, aux spéculations ésotériques et occultistes. Wiktor Stoczkowski a bien montré cette attitude réductrice dans un article intitulé « Rires d’ethnologues » (L’Homme, n° 160, 2001/4). Selon lui, « L’ignorance, la stupidité, la folie, l’archaïsme, l’infirmité logique, sont les instances para-explicatives couramment évoquées dans la très riche littérature produite par les ‘debunkers’ (démystificateurs), lesquels, acceptant avec une aimable tolérance l’altérité conceptuelle en dehors de l’Occident, tiennent à lui livrer dans leur propre culture une bataille acharnée, au nom de la défense de la raison ». Ce type de sujet est donc discrédité et seuls les gens peu sérieux s’y intéresseraient. Selon Alain Besançon, ce que l’historien, mais aussi le politologue, « refoule en lui, l’empêche de voir ce qui lui correspond, à l’état refoulé, dans la culture qu’il étudie » (Histoire et expérience du moi, Flammarion, 1971). Nous pouvons élargir aisément ce propos aux autres sciences sociales, notamment la sociologie.
Comme la théorie du soupçon (et non pas du complot, il ne faut pas confondre), très prégnante dans les milieux politologiques français, postule que l’œuvre des théoriciens de « l’extrême droite » est forcément univoque, nous comprenons bien que Guénon et son œuvre à facettes soient si facilement placés dans les cases « extrémiste réactionnaire » et « théoricien du fascisme » (Jean-Yves Camus, « L’étude de l’extrême droite au risque du soupçon », Politica Hermetica, n° 23, 2009), bien qu’il relève de la pensée réactionnaire au sens propre. De fait, ce parti-pris a accrédité l’idée fausse selon laquelle toute recherche sur l’occultisme ou la « tradition primordiale » participe à une entreprise de réhabilitation, même partielle, de l’extrême droite. Cette attitude hostile et réductrice s’est d’ailleurs manifestée, et se manifeste encore, par une foule de publications très mal documentées mais qui ont atteint leur but : entraver l’étude des rapports politiques/ésotérisme dans les milieux radicaux de la droite radicale. Pourtant, comme l’écrit le politologue Philippe Braud, « L’analyse de science politique se doit d’échapper en tant que telle à l’esprit missionnaire du moraliste, au romantisme manichéen du pamphlétaire, aux servitudes formelles du journaliste » (La Science politique, Presses Universitaires de France, 1982).
La politique éditoriale française dans ce domaine en pâtit. Il est d’ailleurs symptomatique que les études françaises sur le sujet soient cantonnées chez de petits éditeurs, alors que dans les pays anglo-saxons de telles études sont publiées chez des éditeurs universitaires prestigieux (Routledge, les presses universitaires de New York, Oxford ou Cornell, etc.). De même, il n’a existé durant longtemps en France qu’une revue étudiant les rapports entre le politique et l’ésotérisme : Politica Hermetica. Aujourd’hui, il y a Critica Masonica… Ce fait qui est, à notre avis, symptomatique du climat scientifique français. Même si on élargit la question à l’étude de l’ésotérisme en général dans les sphères universitaires, le résultat n’augmente guère, outre Politica Hermetica et Critica Masonica, il n’y a guère qu’Ariès (acronyme de l’Association pour la recherche et l’information en ésotérisme).
Pourtant, cette ignorance, ce rejet même, n’a pas toujours été la norme. Les observateurs français du fascisme des années trente, à l’instar de leurs collègues étrangers, savaient observer dans ce mouvement les indéniables aspects mystiques, un aspect qui d’ailleurs s’est concrétisé par l’intérêt des francs-maçons italiens pour cette idéologie. En effet, la lecture des ouvrages de l’entre-deux-guerres est révélatrice du lien intrinsèque entre fascisme et romantisme et entre fascisme et mysticisme : Louis Marlio, membre de l’Institut, catholique et considérant le nazisme comme un paganisme, a écrit Dictature ou liberté (Flammarion, 1940). Mais ces deux relations -fascisme et romantisme ; fascisme et mysticisme- sont entièrement passées sous silence dans les études postérieures à 1945, lorsque l’idéologie fasciste fut rejetée en tant que mal absolu. Une telle analyse est encore présente chez de grands chercheurs tels que George Mosse ou Eugen Weber, voire chez Hannah Arendt. Cette dernière faisait une analogie entre le système totalitaire et la société secrète et qui affirmait que « Les mouvements totalitaires imitent tout l’attirail des sociétés secrètes » (Les Origines du totalitarisme. Le système totalitaire, Seuil, 1972). Elle est aussi présente chez quelques chercheurs français, comme Marc Simard, qui analyse le fascisme au prisme de l’antimodernité.
Le rôle indéniable de l’ésotérisme chez les extrémistes de droite
Malgré ce rejet, l’ésotérisme joue un rôle indéniable, dans ces discours, similaire à celui de la religion, à laquelle il est apparenté. En effet, les milieux analysés souhaitent, à leur façon, réenchanter la société en renouant le pacte séculaire entre l’homme, le sacré et le monde. Dans le cas présent, le fait politique est inséparable d’une forme d’irrationalisme, de religiosité, d’ésotérisme. En effet, il existe des mouvements évoluant aux marges du néofascisme et du racialisme, völkisch qui, mélangent le traditionalisme ésotérique aux corpus doctrinaux de la droite radicale (nationalisme européen, antisémitisme, « occultisme nazi », nordicisme, ethnocentrisme, racialisme, occultisme, etc.), donnant naissance à un « nationalisme spirituel-religieux » (Pierre-André Taguieff, « Julius Evola penseur de la décadence. Une ‘Métaphysique de l’histoire’ dans la perspective traditionnelle et l’hypercritique de la modernité », Politica Hermetica, n°1, L’Age d’Homme, 1987). Leurs mythologies politiques, irrationalistes, sont fabriquées avec divers héritages relevant à la fois du politique et de cultures religieuses minoritaires. À l’inverse, il existe aussi des occultistes qui ont soutenu -ou qui soutiennent- un discours extrémiste de droite.
On sait en effet depuis Claude Lévi-Strauss que la pensée humaine, et principalement la pensée mythique, est combinatoire. C’est la célèbre notion de « bricolage » (La pensée sauvage, Plon, 1962), qui souligne le fait que les mythes sont créés par emprunts, permutations, inversions, restructurations de mythes préexistants. Le syncrétisme apparaît alors non comme une forme dérivée ou seconde, mais comme une forme normale, et en quelque sorte inévitable, du mythe. Les idéologies, comme les mythologies, se heurtent, se mêlent, échangent et interfèrent. Ces points de contact, les mythèmes communs pour parler comme Lévi-Strauss, permettent la combinaison entre les idées de la droite radicale et les « hétérodoxographies » (discours non conventionnels) ésotériques. Cette ignorance, souvent volontaire, est dommageable, car elle diminue la compréhension de certaines idéologies, en particulier radicales de droite ainsi que leurs évolutions et leurs scissions. L’ésotérisme joue en effet un rôle important dans ces milieux de trois façons différentes.
La première au travers de discours politiques/idéologiques influencés par l’ésotérisme. C’est le cas, pour ne prendre que cet exemple, des thèses formulées par Alexandre Douguine, proche de certains membres de la Douma et de Vladimir Poutine, ou de certains activistes de la droite subversive, terroriste, italienne des « années de plomb », influencés par le discours ésotérico-politique du métaphysicien antimoderne Julius Evola.
La deuxième, par une condamnation de l’ésotérisme ou de sa supposée action cachée au sein des sphères politiques. C’est le cas des adeptes de la théorie du complot, les conspirationnistes, de certaines tendances du catholicisme, en particulier les traditionalistes, qui voient l’action des « Illuminati », des franc-maçons et des « Sages de Sion », partout dans le monde ou dans l’évolution du monde… Son expression symptomatique était la fameuse revue de Monseigneur Jouin, la Revue Internationale des Sociétés Secrètes, connue sous l’acronyme RISS, qui fit un certain nombre d’émules. Cette revue a joué un rôle important dans la structuration de certains discours ésotérico-conspirationnistes des années trente et quarante, et, par suite, dans les milieux collaborationnistes, notamment chez un Henry Coston, antisémite et conspirationniste forcené.
La troisième, par une utilisation par un petit nombre de militants, de groupes, en France comme à l’étranger, de l’ésotérisme comme un moyen de propagande et de subversion. En effet, des éditeurs d’extrême droite ont publié, traduit ou réédité un grand nombre de textes sur les rapports politiques/ésotérisme, ou sur l’interprétation ésotérique de faits politiques.
Ces auteurs/militants refusent donc le primat de l’Université dans l’élaboration des différents champs normatifs de leurs connaissances. Nos auteurs ont créé une subculture, c’est-à-dire une culture minoritaire ou marginale ayant ses propres normes. Il serait donc particulièrement utile d’étudier scientifiquement ce type de discours, en maintenant si possible une approche pluridisciplinaire (histoire, histoire des idées et des religions, science politique, psychologie, sociologie et anthropologie). Une telle approche ouvrirait la voie à des études novatrices, en particulier dans le champ de l’histoire des idées. Une prise en compte de l’ésotérisme permettrait, permet quand cela est fait, un renouvellement de la compréhension de certains mouvements politiques et/ou idéologiques. Jean-Pierre Laurant et Philippe Murray ont éclairé différemment les origines du socialisme à la française, montrant que certains quarante-huitards baignaient dans une forme d’ésotérisme. Cela peut être fait également dans d’autres pays et dans d’autres domaines. Ces idéologies ont intéressé certains occultistes, qui se sont engagés dans ces courants politiques. Encore actuellement, il existe un occultisme d’extrême gauche et antifasciste très vivant, comme, par exemple A. R. Koenigstein, mais malheureusement trop peu étudié.
[Cet article est tiré d’une intervention prononcée lors du colloque de l’Association internationale des sciences des religions qui s’est déroulé à Compostelle, les 28-31 juillet 2009. Il fut publié sous une autre version dans Des Mondes à la dérive. Réflexions sur les liens entre l’ésotérisme et l’extrême droite, Éditions de la Hutte, 2012]
Bibliographie
Du même auteur :
Les Néo-paganismes et la Nouvelle Droite (1980-2006). Pour une autre approche, Archè, 2008
Le Nazisme revisité. L’occultisme contre l’histoire, Berg, 2008
La Nouvelle Droite et la « Tradition », Archè, 2011
Les Mystères du nazisme. Aux sources d’un fantasme contemporain, PUF, 2015
« Guénon de non, trois fois non », Critica Masonica, n°8, 2016
« Extrême droite et ésotérisme, retour sur un couple toxique », Critica Masonica, hors-série n°1, 2016
« Qu’est-ce que l’ésotérisme ‘traditionnel’ ? », Critica Masonica, n°9, 2017
Et aussi :
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