Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
Oubangui-Chari, le pays qui n’existait pas
de Jean Pierre Tuquoi
Un anticolonialisme conséquent se nourrit de connaissances aussi précises que possible de l’histoire. Chaque pays en possède une spécifique et celle de l’actuelle République centrafricaine apparait tragiquement passionnante. Dans la collection « Cahiers libres » de La Découverte, Jean-Pierre Tuquoi, spécialiste de l’histoire coloniale, remonte le fil du malheur de ce milieu du continent noir jusqu’au départ des militaires français, fin 2016. Ce retrait mettait fin à la septième intervention française dans le pays depuis son indépendance.
Tout a commencé en 1884, lorsque les premiers explorateurs français, qualifiés par l'auteur d'aventuriers et «missionnaires sans état d’âme», ont commencé la conquête du dernier «blanc» de l’Afrique, le seul territoire qui n’ait pas été colonisé. Ils le nommèrent Oubangui-Chari du nom des deux principaux fleuves du pays. Le territoire fit partie de l’Afrique équatoriale française (AEF) de 1910 à 1960. Il avait été précédemment marqué par l’activité des marchands d’esclaves musulmans qui avaient poussé nombre de populations pas encore christianisées du Soudan à se réfugier dans les forêts de la Centre Afrique alors très peu peuplées, nonobstant quelques tribus nomades pygmées, et ce dès la fin du XVIIIème siècle. Cela n’empêcha pas l’esclavage de sévir au XIXème, installant une grande misère sociale.
Lorsque l’indépendance fut accordée aux pays colonisés - sauf à la Guinée qui avait proclamé elle même son autonomie en octobre 1958 - André Malraux parcourut au pas de charge l’Afrique à la demande du Général de Gaulle. Il ne s’arrêta que quelques heures à Bangui où il prononça un discours des plus concis le 13 août, peu avant minuit :
« Monsieur le Président, Excellences, Citoyens de la République Centrafricaine,
Voici donc que ce jour de fraternité s’achève et devient l'histoire. Bientôt va s'élever la salve solennelle qui salue l'Indépendance des peuples et qui retentira dans la mémoire de vos enfants comme celles qui saluaient jadis la naissance des rois. Nuit d'autant plus émouvante pour nous que le destin de l'Afrique équatoriale d'hier et celui de la France libre se sont accomplis côte à côte. Quelles qu'aient été, dans le monde entier et pendant tant d'années, les conditions de l'histoire, la France peut être fière au moins de cette nuit. Pour vous, pour nous, pour le monde, elle couronne nos rendez-vous de l'espoir et de la liberté. En un temps où l'appel à la liberté a si souvent la couleur du sang, salut ! Jeune République dont la joie est la nôtre ! Voici l'Indépendance de la République centrafricaine et le drapeau vivant de la Communauté ! »
Un lycée de Bangui porte aujourd’hui le nom de l'auteur de la Condition humaine.
La Centrafrique, qui était considérée comme la Cendrillon de l’Empire colonial connut alors plusieurs régimes dont celui de Bokassa qui, se proclamant Empereur, fut le plus sanguinaire et ce que Jean-Pierre Tuquoi appelle « le temps d’Ubu ». Le premier président, aujourd’hui bien oublié, fut Barthélémy Boganda, un prêtre de combat suspendu par l’Eglise catholique et dont l’avion s’écrasa en 1959 dans la savane sans que les causes de cet accident qui n’en était probablement pas un soient jamais élucidées.
On ne résumera pas ici la somme de complaisances, de mensonges et d’atrocités relatée par ce livre qui documente minutieusement le croisement du politique, de l’économique et du religieux, le fonctionnement du post-colonialisme et, comme conséquence, un malheur perdurant. Avec moins de cinq millions d’habitants, la République centrafricaine, plus grande que la France, est en guerre civile depuis 2013, après que le président François Bozizé a été renversé par des bandes armées appelées Séléka (ce qui veut dire « alliance » en langue Sango). Elles entendaient défendre les musulmans du pays (environ un million de personnes). On trouve en face d’elles les milices anti-balaka (« anti machettes ») qui sont majoritairement chrétiennes. L’actuel président Faustin Archange Touadéra a tenté récemment un désarmement général des milices,mais hélas sans grand résultat.
Le livre de Jean-Pierre Tuquoi permet de mettre tout cela en perspective. L’auteur, qui note la rareté des sources dont il a pu disposer dans sa longue enquête, notamment pour ce qui concerne les premières années de l’indépendance, s’est appuyé sur des témoignages de journalistes, sur les souvenirs écrits de quelques coloniaux ainsi que sur les œuvres de romanciers, textes qu’il croise avec les quelques documents officiels d’origine diplomatique disponibles. Agréable à lire, l’ouvrage entre autant qu’il est possible dans la psychologie des personnages, ce qui semble d’autant plus opportun que les déterminations de cette histoire tragique nous apparaissent davantage passionnelles que rationnelles.
L'amérique latine et la caraïbe des lumières. Une franc-maçonnerie d'influence
d'Alain De Keghel
Ce livre qui est paru chez Dervy, constitue une tentative ambitieuse et partiellement réussie d’embrasser en un volume l’histoire de la franc-maçonnerie d’Amérique latine. L’ouvrage dirigé par Alain de Keghel comprend plusieurs parties confiées à des plumes différentes.
Le premier chapitre est consacré, par Victor Ramirez Izquierdo, à la situation très complexe de la franc-maçonnerie mexicaine. Il existe aujourd’hui dans ce pays pas moins de 17 obédiences de statut géographique et d’orientation variés, pour la plupart considérées comme « régulières », mais semble-t-il peu prisées de Nord-Américains.
Dans le deuxième, Rubin Mohedano-Brethes, traite de l’Amérique centrale où il semble ne plus rester grand-chose de ce qui s’est développé comme maçonnerie dans des pays postfascistes recouvrant difficilement la démocratie, sans que rien ne soit dit de ce qu’il en fut sous les dictatures de droite ou de gauche.
Les troisième et quatrième chapitres, consacrés à la Caraïbe anglophone, aux Antilles françaises et à la Guyane, sont sans doute les plus intéressants, dans la mesure où les auteurs inscrivent de manière fine le développement de la maçonnerie dans l’histoire et la sociologie des lieux.
Dans le cinquième chapitre, consacré à Cuba et Haïti, on apprend par Joan-Francese Pont Clemente, que les loges fonctionnant sous régime castriste, les seules qui aient été tolérées en régime marxiste, fédéraient et fédèrent probablement encore une clientèle masculine qui s’interdisait de parler politique en loge, à l’anglo-saxonne, mais ne s’en interdisait pas moins l’accès au pouvoir d’État. Rien n’est dit cependant de la maçonnerie cubaine en exil en Floride.
Quant à Alain de Keghel, qui trace un historique précis de la maçonnerie en Haïti, il passe pudiquement sur le rôle crucial que certains maçons ont eu dans l’esclavagisme et la traite des Noirs.
Les annexes nous donnent quelques lueurs sur les loges et obédiences libérales et les quelques traces de maçonnerie mixte et féminine.
En résumé, cet ouvrage qui comporte nombre d’informations dont le regroupement augmente l’intérêt nous laisse cependant sur notre faim, par son hétérogénéité et, à de rares moments près, sa timidité. Il manque une grille de lecture, comme la démocratie, la place de la femme, la question noire ou encore le rapport avec les États-Unis.