Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
La revue Adogma dont le rédacteur en chef est Roland Bosdeveix a publié en 2016 et 2017 ses deux premiers numéros. Elle ne se veut pas une simple publication militante, mais « une invitation à partager le langage et l’intelligence de la raison ». Adogma est éditée par l’Association des libres penseurs de France (ADLPF). Ce regroupement est né en 1995 d’un des nombreux soubresauts dont cette mouvance, fort peu encline à la religion, a été l’objet depuis sa création au milieu du XIXe siècle. Réunifiée en 1936, la « Libre pensée » qui regroupait alors près de 30 000 adhérents, fut interdite par le gouvernement de Vichy en 1940. Rappelons qu’il existe également une Union rationaliste, fondée en 1930, qui regroupe essentiellement des scientifiques et qui édite des Cahiers et Raison Présente.
Dans la décennie 1980-1990, la « Libre pensée » fut l’objet d’une stratégie d’entrisme par des militants trotskistes lambertistes du Parti des travailleurs (PT, ex Organisation communiste internationaliste-OCI et futur Parti ouvrier indépendant-POI) qui s’étaient déjà adonnés à cet exercice au syndicat Force ouvrière et dans le monde mutualiste. Signalons au passage que cette composante de l’exception culturelle française a éclaté en 2015 (scission du Parti ouvrier indépendant avec la création du Parti ouvrier indépendant démocratique). À la Libre Pensée, l’opération réussit tant et si bien que les lambertistes (du nom de leur inspirateur aujourd’hui décédé Pierre Lambert – de son vrai nom Pierre Boussel, 1920-2008) en vinrent à contrôler plusieurs fédérations départementales et à se trouver majoritaires à la direction nationale. Le groupe parisien refusa de se soumettre, ce qui provoqua des incidents allant jusqu'à une bagarre aux termes de laquelle les militants furent chassés, manu militari, des locaux de la rue des Fossés-Saint-Jacques. La « Libre pensée » comptait alors quelque 6 000 adhérents.
Une Association de défense des libres penseurs de France (ADLPF) où se trouvaient nombre de libertaires se créa pour en finir avec des pratiques totalitaires et garantir une liberté d’expression. Il existe aujourd’hui des correspondants dans d’autres pays. L’association prit sa totale autonomie trois années plus tard, même si certains gardèrent une double appartenance devenue aujourd’hui marginale et il semble que la Fédération de la « Libre pensée » soit toujours contrôlée par les militants du POI. En revanche, les deux associations devant siéger de concert dans le Collectif laïque, ce sont les lambertistes qui se retirèrent.
Ce petit groupe de l’ADLPF compte officiellement 425 adhérents. Quant aux effectifs de la « Libre pensée » maintenue, ils ont fondu, mais nous ne les connaissons pas. On peut sans aucun doute expliquer la relative déshérence des adversaires de l’Église par l’étiolement de la dite-Église, souvent documentée sur ce blog. « Ciel l’ennemi a trahi ! », pourrait-on dire.
Le pari de lancer une revue papier dénote en tout état de cause une vivacité et un optimisme qui méritent d’être salués. Le premier numéro d’Adogma est presque entièrement consacré à la question de la laïcité, mais en dehors des poncifs et avec une incontestable profondeur de champ. Cela commence par une analyse de l’œuvre de Jean Baubérot, sociologue et protestant libéral par Eddy Khaldi (« De la laïcité plurielle au pluriel des laïcités ») ; Viennent ensuite « Islam vs laïcité » (Raymond Beltran) ; « Laïcisation de l’économie » (Jean-Marc Bouet) ; « Le mythe de la caverne » (Gilles Poulet) ; « L’invention de la liberté de conscience » (Gérard Delfau) « La terre aux portes de l’enfer » (Roland Bosdeveix) ; « Liberté de religion : jusqu’où ? » (Charles Arambourou) ; « La laïcité face aux dérives concordataire et identitaire » (Eddy Khaldi) ; Legrand : une famille de libres penseurs (Denis Pelletier). L’auteur de ce dernier article rappelle en conclusion un extrait des principes de la Libre Pensée : « Regarde tous les mysticismes et toutes les religions comme des obstacles à l’émancipation de la pensée. Erronées dans leurs principes, néfastes dans leur action, elles divisent les hommes et les détournent de leurs buts terrestres en développant dans leur esprit la superstition ».
Le numéro deux reprend à la base, dans une démarche pédagogique, les fondamentaux de la philosophie rationaliste, mais avec un lien direct avec le politique et une ouverture féministe bienvenue. Huit articles traitent successivement de « La relativité de la pensée rationnelle » (Gilles Poulet) ; « Idéalisme, essentialisme, nationalisme en histoire naturelle : une histoire de contenants et de contenus » (Guillaume Lecointre) ; « Demain le Front national » (Valéry Rasplus) ; « Au centre du pouvoir : les circonlocutions linguistiques » (Roland Bosdeveix), « Le rôle de la laïcité dans la liberté de conscience des auteurs (Thierry Mesny), « Féminisme, empirisme, nationalisme » (Michèle Vianès) ; « Refuser le ‘détricotage’ de la république laïque » (Guy Georges) ; « À propos du dogme » (Annie Buchenot).
On aura compris à la lecture de ces sommaires qui se complètent à quel point le travail de cette nouvelle revue est aussi méthodique que sérieux. Ajoutons que l’écriture des articles est soignée. Avis à nos lecteurs, n’hésitez pas à relayer cette initiative autour de vous. La revue est proposée à 8 euros le numéro, règlement à l’ordre de l’ADLFP, c/o Bosdeveix, 60, rue du Vieux Château, 27200 Vernon. Courriel : adlpftresorier@orange.fr.
Signalons in fine deux ouvrages consacrés à cet univers idéologique: Jacqueline Lalouette, La Libre-Pensée en France 1848-1940 (Albin Michel 1997) et Jean-Marc Schiappa, Une histoire de la libre-pensée (L’Harmattan, 2002).