Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Joël Jacques
Le magazine Sciences Humaines consacrait son numéro 293 de juin 2017 à l’empathie en posant cette question : « jusqu’où se mettre à la place de l’autre ? ». Cette revue proposait un entretien avec Serge Tisseron, docteur en psychologie, psychiatre et psychanalyste, sur le sujet et c’est un sujet qu’il connait bien. Il est à noter que le mot était inexistant dans la langue française il y a un demi-siècle. Il a surgi du néant et a vu son image de marque grandir jusqu’à devenir un des enjeux humains les plus fondamentaux.
L’empathie est une qualité qui structure la qualité humaine relative à la prise en considération très forte de l’altérité. C’est ce qui structure les groupes d’individus de même genre, mais aussi ce qui permet de transcender les clivages. Il est intéressant de constater que le développement de l’empathie et son « enseignement », du moins l’enseignement de ses applications dans le travail social s’est vu en constant développement et en parallèle avec la monté de la généralisation du « politiquement correct », mais aussi de l’introduction, en France, des concepts liés à ce que les anglo-saxons nomment « care » dans les pratiques relatives à la prise en charge des personnes en difficultés et, plus particulièrement des personnes âgées. Afin d’institutionnaliser l’enseignement et le travail autour de l’empathie, son développement, l’État a créé, en 2007, l’Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM) dont le premier chantier a été celui de la définition de la « bientraitance » et la publication des résultats. Loin de moi l’idée de négliger ou de critiquer la nécessité affichée de veiller au bien être des personnes en difficultés et des personnes âgées, et de remettre en cause la nécessité de conseiller les moyens de leur prise en considération individuelle.
En revanche, comme le souligne Serge Tisseron sur un autre registre, le risque à trop vouloir cibler et organiser l’empathie comme un mode de travail est celui de ne prendre en considération qu’un modèle cognitif de cette qualité. C’est-à-dire cette forme que l’on peut définir comme la capacité affichée, et tout à fait codifiable, de se mettre intellectuellement à la place de l’autre. D’où le terme d’empathie cognitive. Une capacité très souvent utilisée dans le monde politique par tout candidat voulant bien faire comprendre à une partie ciblée de l’électorat qu’il se met à sa place, comprend ses problèmes et reste donc le mieux à même à les prendre en charge. Mais cette forme, s’exerce de moins en moins dans des relations humaines réciproques. Bien évidemment, c’est celle qui est le plus utilisée dans les prises en charge, les modes de travail social relatifs à la compassion. Ces bonnes pratiques, même si elles sont absolument nécessaires à la construction d’une société chargée d’humanité, comportent néanmoins quelques virages dangereux.
En effet, dans ces domaines du travail social, il est courant de s’interroger sur la bonne distance qu’il faut entretenir avec les personnes aidées. Vouloir réduire à tout prix cette distance revient à privilégier l’image à l’altérité, privilégier un exercice mental qui permettrait à chacun de pouvoir se sentir déresponsabilisé vis-à-vis de sa propre connaissance de soi, d’où un développement parallèle avec le politiquement correct. Le nivellement est aussi un exercice de déresponsabilisation. Pourtant, la perception des travailleurs sociaux au sujet de l’empathie cognitive ou du « care » est loin d’être clairement affirmée autrement que par des recommandations de bonnes pratiques assorties de formules culpabilisantes et chargées d’ambivalence pour ne pas dire d’ambiguïté. Comment ne pas mélanger l’aide bienveillante et une nécessaire neutralité porteuse d’une réelle forme d’empathie, cette fois, plus affective et qui ne serait pas incompatible avec un certain professionnalisme. C’est cette forme affective porteuse de réciprocité qui semble, aujourd’hui, fragilisée. Dans les domaines sociétaux, la réaction semble évidente et croissante en parallèle ; l’empathie se limite de plus en plus aux personnes de son propre groupe. Cela représente une dangereuse affirmation d’une volonté de retour en arrière par rapports à des valeurs humanistes.
Afin de mieux plonger au cœur des dangers potentiellement induits par l’usage trop « professionnel » de l’empathie cognitive, il n’est pas inutile de recommander l’ouvrage Le Jour où mon robot m’aimera, du même auteur, paru en 2015 (Albin Michel), qui souligne particulièrement bien l’ambigüité que représente, aux yeux de ceux qui ne considèrent que les effets de l’empathie cognitive comme l’une des définition de l’humanité, à savoir un transfert anthropomorphe qui laisserait accroire qu’une machine programmée pour apprendre à « reconnaitre » les émotions puisse être ou devenir un interlocuteur doté d’humanité. Ce qui est, on s’en doute, une erreur.
Empathie et manipulation (Albin Michel) est un ouvrage à mettre entre toutes les mains. Clair, concis, il reste un très bon éclairage sur le devenir du travail social.