Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Michèle Boulanger
Drôle d’expérience que de voyager en pays communiste. Tout commence à l’aéroport. Tous les porteurs d’uniforme, qu’ils soient préposés à la vérification des passeports, à la sécurité ou au service des douanes ont dû, à mon avis, se faire sectionner les zygomatiques. En revanche, notre guide à Hanoï rit tout le temps, mais d’une manière un peu crispée. Elle semble ne rien improviser.
Il faut avoir l’autorisation
Première étape incontournable : la visite du mausolée d’Ho Chi Minh et, surprise, on a l’impression de se retrouver en Europe, dans ce que l’ex-bloc de l’Est donnait à voir de plus laid. Tout est carré, gris, austère et Ho Chi Minh ressemble à Lénine.
Notre guide déroule l’hagiographie d’oncle Ho : homme simple et modeste, refusant d’habiter une des riches demeures de style colonial laissées par la France comme celle de Paul Doumer par exemple, préférant une petite maison en bois. Il ne mangeait qu’une fois par jour et n’avait pas de femme, nous assure notre guide, trop occupé qu’il était, trop dévoué au peuple. Oncle Ho est « mort seul avec son médecin » dans un autre petit cabanon... flambant neuf parce qu’il a été reconstruit à l’identique après une tempête.
La guide insiste : il ne faut pas manquer le spectacle de marionnettes sur l’eau, un art populaire vietnamien très prisé ! Le spectacle dure une heure trente, nous sortons après dix minutes. La guide nous suit, affolée. Nous, nous voulons boire un café, acheter des cigarettes, manger un pirojki, fumer de l’opium, trouver une plage de nudistes... On passe un deal : « Écoutez, nous dit-elle, faites ce que vous voulez mais vous direz à l’agence que je vous ai ramenés à l’hôtel et que vous êtes ressortis après de votre plein gré ». Nous l’invitons à diner avec nous, elle décline, elle n’en a pas l’autorisation.
Prochaine étape la baie d’Along , site magnifique. La fausse jonque (un bateau à moteur affublé de trois petites voiles qui ne servent à rien) est remplie de touristes et suit, en file indienne, les autres bateaux qui se dirigent tous au même endroit, alors que la baie compte pas moins de 1969 îles ! Le responsable de la jonque ne peut pas nous amener ailleurs, il n’a pas l’autorisation. Des milliers de bouteilles et de sacs plastic flottent à la surface de l’eau.
L’information à portée de nous
Dès le lendemain, nous laissons le car et les guides. On prend le train. On veut rencontrer les gens, les « vrais gens ». Je ne vous détaillerai pas les circonstances de ces rencontres, ni les noms, à force de croiser ceux qui ont peur, on devient soi-même un peu paranoïaque.
Il faut entendre ce que l’on nous a dit sur place, lire les rapports d’Amnesty International, d’Human Rights Watch, de Reporters sans frontières et de quelques sites vietnamiens dissidents, celui du Viet Tan par exemple, le parti pour la réforme vietnamienne, parti organisé principalement depuis la diaspora dont les membres sont particulièrement en danger sur le territoire vietnamien.
Et ce qu’on y apprend est terrible : un Vietnamien ne peut pas recevoir chez lui un non-Vietnamien sans autorisation (un petit régime de faveur est accordé à ceux qui sont au Vietnam pour y travailler), au Vietnam, on ne peut pas se recevoir, comme cela, même entre Vietnamiens. Un Vietnamien qui voudrait sortir du Vietnam même pour un simple voyage touristique doit déposer la somme de 25 000$ à la banque -somme exorbitante pour le pays- et mettre en gage sa maison qui lui seront restitués s’il revient. S’il ne revient pas, il ruinera sa famille avec lui, puisque tout lui sera confisqué.
Le Vietnam est le pays d’Asie du Sud-Est qui détient le plus grand nombre de prisonniers politiques. Les chefs d’accusation contre les défenseurs de la liberté rappellent quelques souvenirs : « conduite d’activités visant à renverser le pouvoir populaire » ; « abus de droits démocratiques portant atteinte à la sureté de l’État » ; « activité visant à détruire la confiance du peuple dans le parti de l’État et à créer la suspicion et des inquiétudes à propos du régime actuel »... Ces accusations donnent lieu à des parodies de procès, les avocats n’ont pas accès aux dossiers. Les procès durent entre 1 et 4 heures, les peines vont de 5 ans de prison à la perpétuité.
Les blogueurs sont particulièrement visés. Et pourtant ils existent et ne sont pas peu nombreux, ces libre penseurs assoiffés d’informations non contrôlées par l’État. 50 000 fonctionnaires seraient chargés de surveiller Internet, chiffre invérifiable mais qui nous est revenu par deux sources différentes. Le Vietnam a été classé par Reporters sans frontières au rang 172 sur 179 en termes de liberté de presse et est qualifié par cette même organisation d’« ennemi d’internet ». Après les blogueurs, les peines de prison sont systématiques pour les militants des droits de l’être humain ou les militants de la cause écologique.
Au Vietnam, quand on ne marche pas dans les clous, on a peur de tout : de la police bien sûr, mais de la milice encore plus. La milice est composée de voyous payés par l’État pour organiser les passages à tabac. Les blessures sont graves, le harcèlement durable. La police quand elle est présente lors de ces agressions, n’intervient jamais, sauf quelquefois pour arrêter l’agressé et poursuivre « l’interrogatoire ». Ils opèrent sur tout le territoire vietnamien mais à l’étranger aussi. Les enlèvements sont fréquents. Il arrive même que les personnes kidnappées ne soient jamais retrouvées. En septembre 2017 Nguyen Van Duc, l'un des leaders du parti Viet Tan qui milite pour la démocratisation du Vietnam, a été attaqué et brûlé à l’acide par des agents de sécurité vietnamiens à Phnom Pen au Cambodge. En juillet 2017, un ancien député communiste tombé en disgrâce est enlevé en Allemagne, provoquant une crise diplomatique entre Hanoï et Berlin. Le porte parole du ministère des affaires étrangères allemand a déclaré le 2 août n’avoir aucun doute sur l’implication des services secrets vietnamiens.
Et puis il y a les délateurs, votre voisin, votre belle-sœur ou quelqu’un de cette bourgeoisie nouvellement enrichie depuis le Doï Mo en 1986, l’ouverture du Vietnam à une économie de marché, et qui trouve que tout est bien et qu’il ne faut rien changer. Le traitement des prisonniers politiques est à l’image de la répression. L’usage de la torture est avéré, l’isolement abusif aussi. Certains n’en reviennent pas. La peine de mort est en vigueur au Vietnam. Plus de 700 prisonniers sont dans les couloirs de la mort, pratiquement tous accusés du même crime : trafic de drogue ! Pour compléter le tableau, ajoutez la corruption qui est de mise partout et tout le temps.
Toutes ces informations sont très faciles d’accès pour nous. Les rapports des organisations non gouvernementales (ONG) sont nombreux. L’Organisation des nations unies (ONU) s’est à plusieurs reprises exprimée au sujet du Vietnam. François Hollande, pendant son mandat présidentiel, a écrit au gouvernement vietnamien au sujet du manque de démocratie et du traitement des journalistes et des prisonniers politiques. Barak Obama, au moment des négociations entre le Vietnam et les États-Unis pour la participation du Vietnam à l’Accord de libre-échange trans-Pacifique s’est dit préoccupé des droits humains au Vietnam. C’est d’ailleurs tout chiffonné qu’il a signé ces accords mais il les a signés tout de même. Toutes ces informations sont donc absolument disponibles et partout… Alors, pourquoi tout ce silence sur le Vietnam ?
L’héritage d’un symbole
Et si nous avions la pensée sélective, le silence sélectif comme le reconnaissait Jean Lacouture en son temps : « J’ai pratiqué une information sélective en dissimulant le caractère stalinien du régime nord-vietnamien. Je pensais que le conflit contre l’impérialisme américain était profondément juste et qu’il serait toujours temps, après la guerre, de s’interroger sur la nature véritable du régime » ?
Le débat sur le Vietnam a, dans la fin des années soixante-dix, divisé, ébranlé, quelquefois violemment l’intelligentsia progressiste. Le Vietnam symbolisait la lutte contre l’impérialisme américain, contre le colonialisme et pour l’égalité entre les peuples et entre les hommes ! Pour le Tiers-monde aussi ! Le Vietnam, comme la Chine ou Cuba s’inscrivait parfaitement dans l’imaginaire révolutionnaire et tiers-mondiste d’une élite progressiste en quête de paradis incarnés. Le mythe vietnamien semblait réussir enfin la synthèse harmonieuse d’un développement économique et social conjuguant communisme et liberté. La tragédie des « boat people » de ces Vietnamiens du Sud fuyant les Vietnamiens du Nord communistes, vient, par la suite, bouleverser le confort de ces fantasmes politiques. Et la mobilisation des intellectuels de gauche passe ainsi, sans transition, du romantisme révolutionnaire à la mobilisation humanitaire spectaculaire : Bernard Kouchner lance l’opération « un bateau pour le Vietnam » en 1978, première grande opération d’aide médicale d’urgence à partir de laquelle fut fondé « Médecins du monde ».
Dans cette campagne faite de misère, de noyades, d’actes de piraterie, les persécuteurs ne sont pourtant jamais nommés : il ne s’agit plus de dénoncer mais de compatir. On s’occupe des victimes, on délaisse les coupables. Il faut agir, vite, dans l’urgence. Mais il n’y a aucune mise en perspective de la souffrance. Désormais, s’engager c’est secourir. Le consensus est large : Jean-Paul Sartre et Raymond Aron se serrent même la main ! La véritable fracture arrive avec le génocide cambodgien et ses deux millions de victimes. Les uns reconnaissaient que le totalitarisme était la seule issue à la mise en œuvre du marxisme-léninisme, certains aveux, comme ceux de Jean Lacouture, furent poignants. Les autres évoquèrent une conspiration médiatico-impérialiste et continuèrent à soutenir une théorie du complot qui masquerait que l’écrasante responsabilité revenait aux américains : Noam Chomski, Régis Debray, Alain Badiou, Jean Pierre Faye parlèrent d’une information manipulée. Pour les uns le désenchantement, pour les autres la perpétuation d’un idéal révolutionnaire quoi qu’il en coûte.
Et toujours ce silence...
Le peuple vietnamien a si longtemps fait figure de martyr à juste titre. La guerre d’Indochine pour se libérer de cent ans de colonisation française fut terrible. La guerre que les américains menèrent contre le Vietnam du Nord aux côtés du Vietnam du Sud fut plus terrible encore. Et dans notre imaginaire judéo-chrétien, un bon martyr est un innocent qui va à la mort pour une bonne cause et dans un certain contentement.
Mais le défenseur des droits de l’être humain vietnamien d’aujourd’hui ne souffre ni de la colonisation française, ni de l’occupation américaine et, étrangement, il a cessé de nous intéresser, alors même qu’il nous a rejoint dans notre consensus minimaliste : les droits de l’être humain. Il n’y a pas de bonnes victimes et de mauvaises victimes. Il n’y a pas de tortionnaires excusables et d’autres qui ne le seraient pas. Mais est ce que dire cela suffit ? Un bon martyr ne s’habille jamais en criminel de guerre. Que se passe-t’il quand un martyr n’est pas innocent ? On y perdrait nos repères ? Serait-il inacceptable que nos décolonisés nous déçoivent ? Mais pourquoi entend-on si peu parler du Vietnam d’aujourd’hui ?