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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

« Coups de griffe, prises de bec. La satire dans la presse des années trente » par Amélie Chabrier et Marie-Astrid Charlier (dir.)

Jean-Pierre Bacot

Les éditions Impressions nouvelles viennent de publier un magnifique ouvrage collectif consacré à la satire dans les publications illustrées des années trente, dont certaines, comme Le Crapouillot, L’Assiette au beurre, Le Rire ou Le Charivari sont des objets de collection. Une bonne dizaine de chercheurs s’est attelée à la tâche pour rechercher et analyser des perles souvent noires dans l’ensemble de la francophonie, incluant donc des périodiques belges, suisses et canadiens français (1) en les mettant en perspective à la fois historique et esthétique. Ce collectif a d’ailleurs déjà publié Les jeux olympiques de Berlin en 1936 dans la presse internationale (Paul Aron, Micheline Cambron, Gianni Haver, Marie-Ève Thérenty et François Vallotton, Belphégor, 6 juillet 2017) et Faire sensation. De l’enlèvement du bébé Lindbergh au barnum médiatique (Roy Pinker,  Agone, 2017).

 

L’introduction de Coups de griffe, prises de bec. La satire dans la presse des années trente s’attache à une étude généalogique de la satire qui nous plonge dans le XIXème siècle, avec ce que fut la lente montée de la liberté d’expression et ce que les auteurs définissent à juste titre comme l’industrialisation de la culture médiatique. Ce vaste sujet est fort bien illustré comme le sera l’ensemble du livre. Paul Aron et Micheline Cambron le détaillent sous le titre « Démêlons nos pinceaux ! ». Il s’agit en effet de se mettre en état de compréhension d’un univers graphique dont nous avons parfois perdu les codes de réception.

 

Suit une première partie dans laquelle Yon Vérilhac construit un état des lieux de la situation de la satire dans les années trente en trois chapitres, « La violence en liberté », « L’héritage de la petite presse » et « Satire et humour ». Détestation des « métèques », et plus largement expression de racisme, antisémitisme, colonialisme, antiparlementarisme, antimaçonnisme, tout cela va bon train, alimentant la haine ordinaire, passion d’autant plus dangereuse qu’elle est esthétisée, dans certains cas avec un tel talent qu’on ne peut que difficilement résister à des plaisirs coupables à en regarder les effets.

 

Nicole Branche : « L’empreinte de la Grande guerre », Marie-Ève Thérenty : « La sociabilité des producteurs », Nicole Blanche et Amélie Chabrier : « Le satiriste dans tous ses emplois » nous détaillent dans la deuxième partie le milieu professionnel producteur de ces images qui se construit dans les années trente sous le titre «  Acteurs et réseaux ». Nourris pour beaucoup par le souvenir de la Grande guerre et adeptes des banquets bien arrosés, la plupart des satiristes revendiquent un statut de journaliste-dessinateur. Mais ils sortent souvent de l’entreprise de presse qui les nourrit pour travailler comme affichistes.

 

Vient ensuite, dans la troisième partie, une analyse des cibles de la satire, sous trois registres, les « Têtes de turc » par Amélie Chabrier et Fanny Urbanowiez, « L’assignation aux identités », par Paul Aron et Marie-Ève Thérenty et « Le rire du scandale », par Yoan Vérilhac. Les hommes politiques constituent des cibles privilégiées pour les caricaturistes, les femmes étant priées de ne pas trop sortir de leur rôle mineur, pendant que la recherche du scandale est à l’œuvre, tout cela conduisant à la radicalisation des propos et à une sorte d’esthétisation de la politique.

 

La quatrième  partie s’attache à déterminer ce qui fit nouveauté dans les années trente avec l’entrée dans la mêlée du Canard enchaîné (Marie-Astrid Charlier) lequel, en 1935, avait déjà vingt ans d’âge. Cela se décline avec  deux thématiques : la naissance d’une satire d’investigation (Marie-Eve Thérenty) et l’aller-retour entre le texte et l’image (Marie-Astrid Charlier). De nombreux périodiques, plus ou moins pérennes, souvent nés dans la décennie précédente, Le Charivari, Le Témoin, Aux écoutes, Le Cyrano, se partagent une efflorescence qui bénéficie de l’intensité des affrontements politiques et idéologiques.

 

La dernière partie est consacrée à la question de l’internationalisation de la satire, marquée à la fois par une viralité (Jean Rime) et un rôle de rétrécissement de l’espace joué par la guerre (Xavier Boileau, Micheline Cambron et Will Straw), avec entre autres questions, celle de la copie et des plagiats, dès lors que la copie circule plus vite et devient hors de contrôle. Un lien est établi par les auteurs entre les deux guerres mondiales dans la mesure où la construction par la satire de la mémoire de la Première guerre construit  une sorte d’attente de la Seconde.

 

Tout cela serait peu ou prou transposable à l’époque actuelle si, comme le notent les responsables de cet ouvrage collectif en avant-propos, la dramatique affaire du massacre à Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 n’avait rendu la presse satirique française davantage prudente qu’auparavant. De plus, et cet aspect est également noté d’entrée de jeu, les dessinateurs étaient généralement fort peu féministes et, plus largement, il est aujourd’hui difficile de rire de certains sujets. Pour le dire en langage académique, le référentiel a fortement changé, au point que l’on peut connaître certaines difficultés à comprendre quelques unes des satires qui datent de trois quarts de siècle.

 

Dans leur conclusion, Amélie Chabrier et  Marie-Astrid Charlier tracent le parcours de ceux que l’on peut légitimement qualifier d’artistes, quelque journalistes-dessinateurs. Après la défaite de la France face à l’Allemagne en 1939, la plupart renoncèrent à leur activité de satiriste, mais certains collaborèrent avec la presse d’occupation dans des titres comme Gringoire, La Gerbe, Le Pilori ou Le Cri du peuple. Si Le Canard enchainé reprit dès la libération son rôle de dénonciation des scandales, appuyé par des dessins cruels bravant la censure, il fallut attendre les années 1960 pour voir fleurir en France et ailleurs des supports spécifiques et naître une nouvelle génération d’artistes œuvrant à la suite d’Hara-Kiri.

 

L’ensemble de ce travail de très haute qualité, qui ne néglige pas les affiches de cinéma, est répétons-le, remarquablement illustré, avec quelques raretés, notamment pour le lecteur français, ce qui vient du Canada. Cela fait de l’ouvrage à la fois un outil de recherche et un beau livre. De plus, son prix de 29,5 euros défie toute concurrence, eu égard à la qualité de l’édition qui nous est proposée. Il est vrai que des universités  françaises, belges et canadiennes ont mis la main à la poche. Il existe encore des politiques publiques, cet ouvrage en témoigne.

 

1. Nous préférons cette expression à celle de « Québécois », dans la mesure où il existe et existait dans les année 1930 des francophones, bien oubliés, hors de la province de Québec, notamment les franco-ontariens et qu’il se trouve des anglophones au Québec.

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