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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

« Décentrer l’occident. Les intellectuels postcoloniaux chinois, arabes et indiens et la critique de la modernité » de Thomas Brisson

 

Jean-Pierre Bacot

 

On peut reprocher bien des choses aux États-Unis. Toujours est-il que les universités de ce pays accueillent volontiers des chercheurs étrangers qui produisent des études critiques, dites postcoloniales, dont la fonction n’est point tant de dénoncer les méfaits du colonialisme en matière de droits de l’homme (« droits de la personne », dirait-on outre Atlantique), que de refuser la modernité en tant qu’elle serait occidentalo-centrée, en réfutant au passage toute idée d’universalisme.

 

En France, cette démarche n’a jamais soulevé grand enthousiasme. Il n’en reste pas moins qu’elle mérite d’être connue et c’est ce que Thomas Brisson nous permet dans son dernier ouvrage : Décentrer l’occident. Les intellectuels postcoloniaux chinois, arabes et indiens et la critique de la modernité  (La Découverte). Sans prendre parti dans le débat qu’il éclaire cependant remarquablement, l’auteur nous offre plusieurs études de cas. Les chercheurs dont il détaille la biographie et le parcours intellectuel possèdent la double particularité de venir « du Sud » et de travailler en langue anglaise.

 

La voie de ces « postcolonial studies » fut ouverte par plusieurs écrits, parmi lesquels le célèbre livre d'Edward W. Saïd, L'Orientalisme, publié en 1978, et traduit aux éditions du Seuil en 1980. Thomas Brisson cite également comme séminal un article de Gyan Prakash : « Peut-on écrire des histoires post-orientalistes du tiers-monde ? », publié en traduction dans Historiographie indienne en débat, chez Karthala, en 1999.

 

Thomas Brisson commence par étudier ceux que l’on a appelés les  néo-confucéens chinois  qui ont publié pendant les décennies 1970-1980 dans des éditions universitaires américaines. Tu Wei-ming, Julia Ching, entre autres, construisirent leur pensée critique à un moment où le confucianisme s’épuisait sur ses terres d’origine. Il nous est ici impossible de résumer la manière dont ces chercheurs gérèrent les questions de la rationalité ou des droits de l’homme, mais cette lecture, répétons-le, aussi pénible soit-elle, est nécessaire à qui in fine, continuerait à penser l’universalisme sur la pensée gréco-latine et les Lumières ou penser avec Alain Touraine (Critique de la modernité, Fayard, 1992) qu’une critique toujours possible du modernisme ne doit pas conduire à jeter le bébé avec l’eau du bain.

 

La deuxième partie du livre est consacrée à des chercheurs arabes et indiens. Pour le premier registre, Thomas Brisson fait dialoguer Edward Saïd et Abdel-Malek, notamment sur la question du national. Quant aux universitaires indiens, parmi lesquels Ranajit Guha et Gayari Chakravorty Spival, ils s’inspirèrent pour développer leur subaltern studies des travaux de Saïd en croisant une analyse des religions avec des problématiques socio-politiques et en interrogeant la tradition de l’orientalisme. Le livre nous rappelle au passage à quel point Saïd (1935-2003), d’origine palestinienne, fut soutenu, contre toutes les formes d’agression par son université de Columbia à New-York.

 

Dans sa conclusion, Thomas Brisson s’applique à replacer les travaux dont il a rendu compte dans leur contexte. Il réfléchit également dans un moment passionnant d’épistémologie sur une sorte de second degré, une sociologie critique de la critique qui tendrait à tout relativiser. Autrement dit, même si on ne suit pas les têtes de file des études postcoloniales, il faut les prendre aux sérieux pour ce qu’elles expriment comme méfiance et témoignent d’un moment.

 

Ceci posé, il serait bon de pouvoir compléter le tableau en vérifiant d’une part si des travaux comparables ont été produits par des chercheurs d’origine africaine et, d’autre part, si des différences peuvent être notées dans les études existantes selon que le colonisateur ait été anglais, français, voire allemand, sans oublier la langue d’expression de ceux qui écrivent et nonobstant le fait qu’il a existé un colonialisme arabe et chinois et qu’on pourrait dans cette logique attendre les travaux de kabyles ou de tibétains.

 

Quelles que soient ces réserves, l’ouvrage de Thomas Brisson affiche la couleur en s’en tenant à un espace universitaire américain qu’il traite avec méthode et application, en dehors de tout confort intellectuel. Cela nous permet de comprendre ce qui s’est joué au cœur de la citadelle impérialiste, dans sa langue et, plus largement, dirait Bourdieu, dans son habitus, à une période où le prestige de l’occident déclinait. Trente années plus tard, ce paysage intellectuel mériterait sans doute d’être revisité pour que soit réétudié  le statut fragile de l’universel.

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