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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Les Gilets jaunes vus par un habit vert (à propos de « Jojo, le gilet jaune » de Danièle Sallenave)

Julien Vercel

Les Gilets jaunes n’en finissent pas de susciter des interrogations pour les plus prudents et des analyses pour les plus téméraires. Même Critica Masonica s’y est essayé avec l’article en ligne de Liliane Savary « Les gilets jaunes, héros ou anti-héros ? » et celui de  Thomas Chambers et George Curtis dans le n°13 de la revue, « Trois défis après les Gilets jaunes ». Danièle Sallenave, une des académiciennes françaises les plus progressistes, de celles qui ont récemment promu l’emploi du féminin pour les titres et fonctions, a également relevé le défi. Elle vient de publier Jojo, le gilet jaune (Gallimard, 2019) pour donner sa version de ce mouvement qui a secoué le monde politique.

 

Le titre de ce petit essai vient d’une citation du président de la République. En effet, le 1er février 2019, L’Obs rapporte qu’Emmanuel Macron a critiqué les médias parce qu’ils auraient pris l’habitude de donner « autant de place à Jojo le Gilet jaune qu’à un ministre »... Pour Danièle Sallenave, ces propos représentent la négation du principe démocratique où, justement, chaque citoyen dispose d’une voix égale et suppose la compétence de tous. D’où son essai qui tend à démontrer que « la protestation des Gilets jaunes, c’est une demande de justice, de dignité, d’égalité, portée par une catégorie de Français qu’on n’avait pas l’habitude d’écouter, ni d’entendre ». Retour sur un mouvement en trois grandes questions.

La fracture entre les élites et le peuple ?

 

Danièle Sallenave indique que le mouvement a révélé « la profondeur de la faille ouverte, en France, entre les ʺélitesʺ et le ʺpeupleʺ ». « Les Gilets jaunes sont le grand révélateur de la collusion des mondes d’ʺen hautʺ ». Ces élites qui savent et pensent que leur rôle est de donner des leçons au peuple forcément incompétent. L’académicienne rejoint ici une analyse qui rappelle la pensée de Jacques Rancière (La Haine de la démocratie, éditions La Fabrique, 2005), même si elle préfère citer Christophe Guilluy (Fractures françaises, éditions François Bourin, 2010) en ajoutant à la fracture géographique, sociale, économique et politique, la fracture culturelle. Car la politique culturelle se contente « de mettre en place une offre, sans s’occuper de la demande, sans l’accompagner d’une politique culturelle active ».

Ces élites continuent à définir le peuple par ce qui lui manque et qu’il faudrait donc lui accorder, mais « le point de vue populaire » n’est jamais pris en considération. Des secteurs entiers de la population ne sont jamais consultés alors qu’ils ont leurs propres pensées, opinions et points de vue. Déjà Richard Hoggart dans La Culture du pauvre (éditions de Minuit, 1970) avait pourtant mis en évidence les stratégies des classes populaires notamment pour se protéger contre le monde des « autres ».

 

Qui sont les Gilets jaunes ?

 

Pour Danièle Sallenave, les Gilets jaunes sont « Des gens que les habitants des grandes villes ne croisent jamais. Des gens qu’on n’entend jamais ». Rappelant son engagement à gauche, elle ajoute même : « Ils viennent d’ʺen basʺ. Comme la majorité d’entre nous ». Le développement sur la gêne des gens de gauche est passionnant : l’autrice décrit ainsi celles et ceux qui, ayant gardé la mémoire de « ceux d’en bas », oscillent entre une morale de la culpabilité et une morale de l’action et de l’engagement.

Elle rappelle que mai 1968 avait le même désir de se réunir, de se parler et avait tout autant surpris la classe politique. Mais la différence avec le mouvement des Gilets jaunes est que mai 1968 partait des jeunes d’« en haut » et a marqué « l’entrée du ʺsociétalʺ dans la politique française » alors que le mouvement des Gilets jaunes part d’« en bas » et marque « le retour du social ».

 

La République comme revendication ?

 

Pour Danièle Sallenave, la revendication principale des Gilets jaunes pourrait se résumer au programme républicain : l’égalité et la justice avec « une fiscalité plus juste » et « une représentation qui les représente vraiment ». Comme elle l’écrit, les Gilets jaunes refusent qu’on parle en leur nom, « ce qu’ils refusent, c’est une parole venue d’ʺen hautʺ ».

L’ultime intérêt de ce stimulant essai est de ne pas enfermer le débat dans l’accusation du « mépris » de « ceux d’en haut » pour « ceux d’en bas », mais de placer le débat sur la question de l’indispensable dimension sociale qui manque à la politique menée actuellement dans notre République. En effet, se contenter d’accuser les élites de « mépris », ce serait se placer sur le seul plan émotionnel, là où les populistes surfent sur le « sentiment d’abandon » et retournent tout argument rationnel en preuve supplémentaire de l’arrogance technocratique ! À ce titre Danièle Sallenave cite une phrase de Bronislaw Geremek qui devrait faire réfléchir des « progressistes » jusqu'aux « insoumis » : « Le populisme exploite l’absence du peuple sur la scène politique » (« Europe, et si on changeait le contexte ? », Le Monde, 27 juin 2008).

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