Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Denis Andro
L'Idée que l'islam doit dominer la planète de Jean-Louis Gabin est un livre de critique et aussi d'humeur, écrit en réaction aux terribles attentats islamistes qui ont ensanglanté la France et d'autres pays ces dernières années, a été édité fin 2016 en hors-série par la revue guénonienne Vers la Tradition numéro hors-série, décembre 2016, précédé du poème autographe d'Yves Bonnefoy Le Bel Eté, illustré de onze photographies inédites de A. M. Ganesh, 122 p., 10 euros). Il mérite que l'on s'y arrête, car il est rare que ce type de publications fasse expressément place à des prises de position sur la situation contemporaine.
L'auteur, Jean-Louis Gabin, biographe du poète Gilbert Lely (1904-1985), est aussi un ancien disciple du musicologue et indianiste non-universitaire Alain Daniélou (1907-1994). Il avait ainsi fait éditer au début des années 2000, à Pondichéry, plusieurs textes de Daniélou. Mais il a pris un recul très critique sur ce dernier : son ouvrage L'Hindouisme traditionnel et l'interprétation d'Alain Daniélou (Cerf, 2010), a été assez commenté par les milieux « traditionnels » et au-delà ; la revue Vers la Tradition lui avait d'ailleurs consacré une large place en 2011 (Vers la Tradition n°125, septembre-octobre-novembre 2011, « Numéro spécial Alain Daniélou 1907-1994 ». La plupart des textes sont favorables au livre de démystification de Jean-Louis Gabin ). Ajoutons que l'auteur, tout en faisant encore référence à la tradition hindou (l'ouvrage est du reste agrémenté de belles photos d'A.M. Ganesh prises notamment à Bénarès) paraît défendre à présent un catholicisme aux accents antimodernes (jusqu'à faire une curieuse fixation sur l'évolutionnisme darwinien). De son côté, la revue Vers la Tradition, tout en évoquant les diverses formes traditionnelles (hindouisme, taoïsme, pythagorisme...), consacre une part non négligeable de ses contributions à l'islam soufi (taçawwuf). Ces quelques éléments peuvent aider à éclairer la parution de ce texte, dans cette revue, dans le cadre des déplacements de positions internes au champ de l'ésotérisme guénonien. C'est un degré de lecture possible, mais non le seul : la question que pose J. L. Gabin : peut-on, d'un point de vue ésotérique, défendre l'idée, d'origine exotérique, de la légitimité d'un expansionnisme musulman ? est en effet importante compte-tenu de la place, notamment dans les conversions, des guénoniens soufis, dans l'islamologie contemporaine en France ; du degré d'excellence que certains d'entre eux accordent en effet à l'islam eu égard à d'autres formes traditionnelles (on y reviendra) ; et évidemment de l'inscription de ces questions, dans la période, face aux courants les plus rigoristes (wahabbisme) et à une frange très minoritaire mais hélas active, le djihadisme de l'État islamique notamment.
Cette question, J. L. Gabin, qui reconnaît ne pas être un spécialiste de l'islam et peut ne pas avoir connaissance de toutes les réactions venues des milieux soufis, n'y répond que partiellement. Son argumentaire s'appuie, pour les critiquer ou s'en inspirer, sur des références assez diverses, relevant pour certaines de l'actualité (comme le polémiste Alexandre del Valle), de la littérature (Michel Houellebecq pour son roman paru en 2015 chez Flammarion, Soumission, où l'un des personnages est un converti lecteur de Guénon [1886-1951]), et de l'ésotérisme proprement dit. Il reprend ainsi l'idée guénonienne, dans une vision cyclique, d'une accélération de la crise cosmique : « L'expansion de l'islam dans l'Europe et dans le monde fait-elle partie des perspectives souhaitables, du point de vue de Guénon, à l'issue eschatologique de la crise du monde moderne ? » (p. 17). La question de J. L. Gabin est donc posée en miroir de l'autorité doctrinale supposée de Guénon. Rappelons à cet égard quelques aspects : Guénon, affilié à une tariqa (confrérie) soufi (la tariqa shâdhiliyya) dès sa jeunesse, en 1912, a certes vécu vingt ans en Égypte, jusqu'à sa mort, en tant que musulman pratiquant ; mais, d'une part, il n'a jamais avancé l'idée, selon J. L. Gabin, qu'il s'était « converti ». J.L. Gabin cite ainsi, à ce propos, une lettre, datée du 27 août 1947 de l'auteur de La Crise du monde moderne (Gallimard, 1946) à Alain Daniélou : « (…) je ne puis laisser dire que je suis ʺconverti à l'islamʺ, car cette façon de présenter les choses est complètement fausse ; quiconque a conscience de l'unité essentielle des traditions est par là même « inconvertissable » à quoi que ce soit, il est même le seul qui le soit ; mais il peut ʺs'installerʺ, s'il est permis de s'exprimer ainsi, dans telle ou telle tradition suivant les circonstances, et surtout pour des raisons d'ordre initiatique » (p.16). D'autre part, Guénon n'a cessé de se référer, dans ses articles et sa nombreuse correspondance, à d'autres traditions (taoïsme, franc-maçonnerie, doctrines indiennes notamment).
J. L. Gabin vise notamment, dans l'histoire de l'école traditionnelle, Michel Vâlsan (1907-1974). Ce diplomate roumain, qui rejoint avant-guerre le milieu soufi qui se cristallise autour de Frithjof Schuon (1907-1998), jouera un rôle décisif dans une certaine interprétation de Guénon, au risque d'une distorsion exotérique de ses écrits. Schuon est rattaché en 1933, à Mostaganem, à la tariqa du Sheikh El Allaoui (1869-1934) ; de retour en Europe, il créée des noyaux à Lausanne, Bâle et Amiens ; Vâlsan, déjà lecteur de Guénon, rejoint ce milieu (Jean-Baptiste Aymard, « Frithjof Schuon 1907-1998 - Connaissance et voie d'intériorité. Approche biographique », Connaissance des religions Hors série, 1999, p. 16 et 22). Vâlsan, qui se sépare de Schuon, dirigera les Études traditionnelles de 1961 à 1970 et en sera ensuite le directeur littéraire. C'est également un fondateur des études akbariennes (faisant référence au métaphysicien andalou du XIIème siècle Ibn Arabi) en France. Schuon, de son côté, anime un courant qui s'éloigne du seul islam, intégrant notamment la spiritualité amérindienne.
J. L. Gabin insiste, à propos de Vâlsan, en citant son texte Le Triangle de l'Androgyne et le monosyllabe « Om », sur son « aspect propagandiste et exclusiviste caractéristique de l'exotérisme religieux mais non pas de l'ésotérisme » (p. 30). Pour Vâlsan en effet, « (…) actuellement, seule l'entrée dans l'Islam compris dans son sens absolu et ses vertus complètes, peut faire recouvrer la condition primordiale perdue » (p.30). Et Valsân ajoute : « Mais cela ne peut se faire naturellement que par un rejet de toutes les conditions limitatives que représentent les conceptions traditionnelles imparfaites » (ibid.). Le statut des autres traditions, à la fois intégrées et fondues dans cette Loi ultime que serait l'Islam (l'expression de Vâlsan est que l'Islam est une « récapitulation synthétique de toutes les formes traditionnelles instituées antérieurement » (p 29), est évidemment minoré. C’est le cas, notamment, pour l'Hindouisme, alors que Guénon considère que l'Inde « jamais (…) ne cessera de contempler toutes choses, par l’œil frontal de Shiva, dans la sereine immutabilité de l'éternel présent » (p. 29), J. L. Gabin évoque également un des disciples de Vâlsan, Charles-André Gilis (né en 1934). Cet auteur, ancien contributeur des Études Traditionnelles, de la revue shuonienne Connaissance des religions ou de Vers la Tradition, traducteur d'Ibn Arabi et d'Abd-el-Kader (1808-1883), est animateur des éditions Le Turban noir qui diffusent ses propres écrits. J.L. Gabin, citant un passage du livre de C.A. Gilis Les Sept étendards du califat (1993), y voit « tout un registre intimidant, menaçant et, si l'on ose dire, carcéral dans ces lignes qu'on ne peut lire sans frissonner dans le contexte que nous connaissons » (p.39-40). On peut, comme J.L. Gabin, s'interroger légitimement sur l'intransigeance religieuse de ces auteurs, s'agissant de cette religion déjà particulièrement prescriptive, et dans le contexte actuel, très inquiétant et, comme lui, s'étonner du peu de réactions des guénoniens musulmans face au djihadisme. Son propos aurait peut-être été plus complet s'il avait été plus exhaustif d'une part (l'auteur se contente parfois de références prises en ligne) : pour ne prendre qu'un exemple, C.A. Gilis a publié un opuscule intitulé L'Intégrité islamique. Ni intégrisme, ni intégration qu'il aurait été intéressant d'évoquer pour mieux en cerner les principes idéologiques et les critiquer. Par ailleurs, il aurait été nécessaire d'évoquer plus longuement les soufis français influencés par Guénon qui, eux, s'opposent aux courants intégristes ou terroristes, qu'ils le fassent explicitement ou, comme cela semble être un trait de la « culture soufie », de façon allusive mais non équivoque : voir par exemple le site Le Porteur de savoir.
Les autres parties du livre de J. L. Gabin avancent des considérations générales, sur l'expansionnisme musulman (par la démographie selon lui), ou encore sur l'horreur de l'assassinat du père Jacques Hamel en 2016 dans l'église de Saint-Étienne-du-Rouvray. Il évoque également le wahhabisme (diffusé, rappelons-le, par l'Arabie saoudite obscurantiste) citant Guénon pour qui « il faut se méfier de toutes les opinions des Wahhabites, qui sont des adversaires déclarés de tout ce qui est d'ordre ésotérique. » (p. 94).