Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Il paraît que plus rien ne sera comme avant. D’ores et déjà la crise sanitaire sans précédent que nous vivons bouleverse nos repères, nos vies et nos façons de penser. Le blog de Critica Masonica entreprend une série d’articles relevant quelques questions soulevées par le Covid-19, les questions qui ressortent, celles qui sont formulées différemment et celles qui apparaissent.
Julien Vercel
Le 4 août 1914, au lendemain de la déclaration de guerre de l’Allemagne, René Viviani, Président du Conseil, lit aux parlementaires le message de Raymond Poincaré, Président de la République : « Dans la guerre qui s'engage, la France (...) sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l'ennemi l'union sacrée et qui sont aujourd'hui fraternellement assemblés dans une même indignation contre l'agresseur et dans une même foi patriotique. » Le même jour, Léon Jouhaux, secrétaire de la Confédération générale du travail (CGT) prononce un discours sur la tombe de Jean Jaurès et justifie le ralliement à la guerre alors même que Jaurès n’avait cessé de lutter contre la mobilisation. L’Union est sacrée parce qu’elle va bien au-delà du rassemblement d’une très large majorité, elle se fait sur le thème de la défense de la patrie républicaine contre les barbares impériaux germaniques. Comme l’écrit l’historien Jean-Jacques Becker : « L'Union sacrée a reposé en 1914 sur la puissance du sentiment national, sur la conviction unanime des Français que tout devait être momentanément subordonné aux nécessités de la défense nationale »(1).
Emmanuel Macron, le 25 mars 2020 à Mulhouse, planté ostensiblement devant une tente d’hôpital militaire, s’inscrit dans le même registre : « Lorsqu'on engage une guerre, on s'y engage tout entier, on s'y mobilise dans l'unité. Je vois dans notre pays les facteurs de division, les doutes, toutes celles et ceux qui voudraient aujourd'hui fracturer le pays alors que nous ne devons avoir qu'une obsession : être unis pour combattre le virus. J’en appelle à cette unité, à cet engagement : être unis. » Le registre martial et militaire n’est pas nouveau. Déjà, le 13 juillet 2017, le Président avait rappelé devant les militaires : « Je suis votre chef » entrainant, le 19 juillet, la démission du général Pierre de Villiers, Chef d’état-major des armées qui contestait les choix budgétaires du Gouvernement. Et le lendemain, le 14 juillet, il avait remonté les Champs Élysées en véhicule léger de reconnaissance et d'appui (VLRA) !
Si les discours de 2020 face au Covid-19 ont pu faire penser à la quasi-unanimité de 1914, les différentes forces politiques ont très vite émis des réserves ou gardé leurs distances par rapport aux initiatives gouvernementales. Ainsi, « depuis la guerre de 1914, on a beau chercher : même si l'Union sacrée a été souvent évoquée dans le discours politique français, de réalisation, point » (2). Et les exemples d’évocations abondent : en 1939, les communistes votent les crédits de guerre avant de se raviser sur ordre de Moscou. Le 17 juin 1940, le maréchal Pétain appelle au rassemblement puisque les coupables relèvent forcément de l’anti-France : « Que tous les Français se groupent autour du gouvernement que je préside pendant ces dures épreuves et fassent taire leur angoisse pour n'écouter que leur foi dans le destin de la patrie ». Le 7 avril 1947, à Strasbourg, le général de Gaulle lance : «le Rassemblement du peuple français, qui, dans le cadre des lois, va promouvoir et faire triompher par-dessus les différences des opinions, le grand effort du salut commun. » Le 15 août 1984, le premier ministre Laurent Fabius déclare : « La France n'est jamais aussi forte que lorsqu'elle est rassemblée ». Bref si l’Union sacrée est un horizon partagé, comme tous les horizons, il recule quand on s’en approche.
Pour Emmanuel Macron, le recours au registre de l’« Union sacrée » recule provisoirement la nécessité de reformuler son projet politique. En effet, il a bâti originellement son mouvement En marche sur un large ralliement des centre-droit et centre-gauche : l’idéologie du vaste rassemblement, forme civile de l’« Union sacrée », était au cœur de la démarche macroniste. Puis l’insurrection des Gilets jaunes et la grève contre la réforme des retraites ont mis à mal cette idéologie. Cette dernière est réactivée avec la crise du « Covid-19 », mais cela ne sera sûrement que temporaire. En effet, il est probable que si les Français acceptent l’« Union sacrée », ce n’est pas comme une idéologie, mais plutôt comme une pratique imposée par les circonstances. En ce sens, cette « Union sacrée » est forcément provisoire et ne constitue pas, dans une démocratie libérale et pluraliste, un projet permanent.
1. Jean-Jacques Becker, « L'union sacrée, l'exception qui confirme la règle », Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°5, janvier-mars 1985.
2. Ibid.
