Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Il paraît que plus rien ne sera comme avant. D’ores et déjà la crise sanitaire sans précédent que nous vivons bouleverse nos repères, nos vies et nos façons de penser. Le blog de Critica Masonica entreprend une série d’articles relevant quelques questions soulevées par le Covid-19, les questions qui ressortent, celles qui sont formulées différemment et celles qui apparaissent.
P.R.
Vendredi dernier, un mail envoyé par ma directrice des ressources humaines, la DRH, demandait si nos enfants retourneraient à l’école lundi. Renseignement pris, je découvris avec étonnement que le message n’avait été envoyé qu’aux cadres féminins. Interrogée sur le sujet, la DRH aurait répondu qu’il s’agissait d’avoir une réponse rapide et que dans ce domaine les femmes sont les mieux informées !
Au-delà de l’anecdote révélatrice de l’avancée des mentalités - ou comment repenser le monde nouveau avec les lunettes d’avant-guerre ? - se pose plus sérieusement la question des moyens et du résultat. Si nous pouvons espérer que c’est au moment des crises que se transforme le regard d'une société, alors ce sujet et bien d’autres méritent aussi notre attention pour construire le fameux « monde de demain » que nous appelons de vœux et espérer qu’il ne ressemble pas furieusement à celui d’avant, voire à celui d’avant en moins bien (1) !
Partageons d’abord quelques constats. Le coronavirus a bousculé nos habitudes de vie et révélé en même temps l’importance de métiers - majoritairement féminins et habituellement négligés - comme ceux du soin, de l’alimentation ou de la vente. Parallèlement, la crise a aussi enfermé chez elles des femmes quelquefois au péril de leurs vie eu égard aux chiffres en forte hausse des violences faites aux femmes : +36% selon les derniers chiffres (2). Cette période a donné aussi une place à une parole de guerre, de résistance et de combat, apanage traditionnel des orateurs masculins. Enfin les tribunes publiées par les journaux et revues ont été signées majoritairement par des hommes, au risque de privilégier une lecture masculine de la crise en cours. Dans le même temps certains prêtaient aux femmes dirigeantes en Europe une bien meilleure gestion de ce moment...
S’il n'y a pas de destinée naturelle qui pousserait les femmes à s'occuper des malades et des plus vulnérables, il y a de manière assez nette une habitude à confier aux femmes ces rôles-là. La crise actuelle sous cet angle ne ferait donc que reproduire l’ordre symbolique et matériel d’avant-crise : les femmes auraient les qualités « naturelles » pour prendre soin d’autrui, ce qui leur vaudrait de s’astreindre à ce travail sous-valorisé, invisible et précaire qui les engage dans la voie de la pauvreté et de la dépendance.
Nous avons plus que jamais besoin de soin, et de celles qui le donnent. Pourtant, d’un point de vue social, qui seront les grandes victimes ? La crise exacerbe en effet les vulnérabilités des moins protégées par le droit du travail, des employées à temps partiel aux employées de maison. Celles qui exercent des professions précaires et dont l’acuité de la crise vient rappeler l’utilité sociale, pourraient bien se targuer de bénéficier à leur juste valeur de nouveaux droits sociaux.
Le processus d’égalité d’aujourd’hui est biaisé, car construit en partie sur le travail informel des femmes - un travail invisible, et d’intendance - et sur leur subordination avec les salaires les plus bas et les contrats les plus précaires. La crise peut nous engager à réfléchir sur un nouveau processus d’égalité dans lequel ni l’État, ni le marché n’ont été efficaces pour libérer les femmes du travail du soin.
En 2010, Martine Aubry affirmait : « Il faut passer d'une société individualiste à une société du ʺCareʺ, selon le mot anglais que l'on pourrait traduire par le ʺsoin mutuelʺ: la société prend soin de vous, mais vous devez aussi prendre soin des autres et de la société » (3). Dix ans plus tard, à l'aune de la crise du Covid-19, les voix sont nombreuses à appeler de leurs vœux cette même société qui réhabilite le soin et le souci de l'autre, à commencer par celle de la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury qui incite à valoriser « tous les métiers de la solidarité, tous les métiers de la proximité, qui font lien, tout ce qu'on appelle le capital social » (4). Nos propres voix en témoignent aussi, puisque l'expression "prenez-soin de vous" est aujourd'hui sur toutes les lèvres. Joan Tronto, politologue américaine et participante à « La Conversation mondiale » France Culture le 5 mai 2020, proposait une reconsidération morale et économique des tâches du soin à l'aune de la crise du Covid. La dévalorisation systématique du Care s’enracine dans une association constante avec la sphère privée, l’affectivité et la proximité. Il est ainsi naturalisé et sa reconnaissance comme travail difficile, déniée. Or, on estime que ce travail non rémunéré représente 33% du PIB mondial !
Quand on évoque le personnel soignant aujourd'hui, on se rend compte que le vocabulaire est encore très genré. Si cela reflète des réalités démographiques, il y a encore un pourcentage plus important de femmes dans ces métiers, et il est assez frappant aussi de voir que l'on continue d'associer au féminin des métiers qui appartiennent au domaine du soin rapproché. Il y a sans doute là une volonté de faire perdurer une image des femmes comme dévouées à soulager la souffrance, tandis que la figure du médecin va être tirée du côté, de la recherche, et de l'action... Ces lieux communs perdurent, notamment dans le discours journalistique.
En ce moment où la vision de la société sur le personnel soignant et l'hôpital est en train de changer, je suis frappée par le vocabulaire mobilisé pour désigner le travail des soignants... et qui n'est peut-être pas celui que ces soignants d’ailleurs pourraient souhaiter en terme de reconnaissance sociale et matérielle. On utilise ainsi beaucoup la notion d'« héroïsme », on valorise le « dévouement », jusqu'à l'« épuisement » ; là où tous ces soignants étaient déjà épuisés bien avant l'épidémie. Mais les soignants, lorsqu'ils ont l'occasion de parler, soulignent que c'est du professionnalisme, qu'il s'agit de faire leur travail et d’avoir les moyens de le faire correctement et qu'il doit y avoir à ce titre une reconnaissance matérielle, concrète de ce travail, et pas seulement symbolique pour ce « dévouement ». On observe finalement la coexistence d'un discours très moral qui s'appuie sur des valeurs et sur l'idée de « sacrifice ». Et cela est très pernicieux, car comment rétribuer le sacrifice qui par essence n’a pas de prix ?
Le 27 avril 2020, lors d’un meeting en ligne (« Stop au coronaviril ! »), des femmes députées, syndicalistes, porte-paroles de partis politiques et d’associations rappelant l’importance du rôle des travailleuses en première ligne ont dénoncé ces discours virilistes... et aussi leur crainte de découvrir un monde d’après hyper-masculinisé.
De même un article du Monde du 4 mai rappelé la baisse importante du nombre de publication d’articles des chercheuses durant la crise (5). De l’ordre de 50% alors que celui des chercheurs est en forte hausse. Derrière ces chiffres qui pourrait faire sourire si elle ne cachait pas une réalité moins flatteuse, ce qui est évoqué comme raison est l’inégale répartition des taches et un surcroit de travail domestique ! Et oui, nous en sommes encore et toujours là.
Pourtant 2020 devait être une année importante pour les droits des femmes. C’était l’année du 25ème anniversaire du Programme d'action de Beijing qui, en 1995, avait donné lieu a des déclarations communes en faveur de l'égalité des sexes et qui devait faire l’objet d’une actualisation. Mais, en quelques mois, le coronavirus a contraint les Nations unies à revoir à la baisse leurs ambitions dans ce domaine. Car, avec la propagation de la pandémie de Covid-19, même les gains limités réalisés au cours des dernières décennies risquent d'être annulés. Un rapport de l’ONU publié le 9 avril indique que près de 60% des femmes dans le monde travaillent dans l'économie informelle, gagnant moins, épargnant moins et risquant davantage de tomber dans la pauvreté en comparaison aux hommes. Avec la chute des marchés et la fermeture des entreprises, des millions d’emplois féminins ont disparu. Parallèlement à la perte d’emplois rémunérés, le travail de soins non rémunéré des femmes a augmenté de façon exponentielle en raison des fermetures d’écoles et des besoins accrus des personnes âgées. Face à ce constat, le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a appelé les gouvernements à placer les femmes et les filles au cœur de leurs efforts dans la réponse au Covid-19 et dans la planification du redressement post-crise. L’ONU a également appelé les gouvernements à prendre des mesures urgentes pour protéger les femmes contre la violence domestique et élargir les services de soutien à leur égard.
C’est ainsi que le Covid-19 ne constitue pas seulement un défi pour les systèmes de santé à travers le monde. Il teste aussi notre humanité commune dont l’égalité dans les droits, dont le droit des femmes est une des composantes essentielles, pour construire un monde meilleur et plus éclairé pour tous selon la formule consacrée. L’après-crise sera déterminante pour saisir les occasions d’une réflexion sur le creusement des inégalités toutes confondues. Serons-nous la saisir ?
Mais comment ne pas songer à l’avertissement de Simone de Beauvoir : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique, ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant » (6) ? Devant toutes les questions qui ne manqueront pas d’arriver demain, gardons les yeux ouverts, l’esprit vif et le cœur battant.
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1. Dans un entretien au Monde, 20 avril 2020, Jean-Yves Le Drian a même déclaré sur la situation internationale : « Ma crainte, c’est que le monde d’après ressemble furieusement au monde d’avant, mais en pire. »
2. Bilan des dispositifs mis en place pendant le confinement, Secrétariat d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations.