Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Il paraît que plus rien ne sera comme avant. D’ores et déjà la crise sanitaire sans précédent que nous vivons bouleverse nos repères, nos vies et nos façons de penser. Le blog de Critica Masonica entreprend une série d’articles relevant quelques questions soulevées par le Covid-19, les questions qui ressortent, celles qui sont formulées différemment et celles qui apparaissent.
Abraham Fiorentino
Avant l’épidémie de COVID-19, j’entendais des témoignages de jeunes infirmières expliquer à quel point leur métier manquait de sens et évoquer un changement de profession. Par ailleurs, j’ai noté depuis quelques années des difficultés croissantes à appréhender la maladie et la mort, considérées comme des monstruosités ou des aberrations. Entre ces jeunes qui vivent mal leur profession débutante, et une société qui a du mal à accepter l’évidence de la finitude de l’existence, donner du sens à l’acte de soin n’est pas chose simple.
Puis le Covid est arrivé, et les témoignages ont radicalement changé. Je cite ces phrases tirées d’articles de presse: « Pendant cette période, on a retrouvé notre âme d’urgentistes. Pour une fois, on a eu l’impression de faire notre travail. Un hôpital, c’est fait pour soigner des patients. Du coup, quand tout le monde est focalisé là-dessus, ça râle beaucoup moins » (1). J’ai vu mes collègues réanimateurs et leurs équipes passionnés, radieux malgré la fatigue. Et dans le même temps, une acceptation brutale par nos concitoyens de l’hypothèse de maladie grave voire de décès. Comment sommes-nous passés aussi rapidement de l’un à l’autre ou, pour rendre hommage à Camus, comment est-on passé en quelques jours de Sisyphe à la peste (2) ?
Le sens de la vie, sans faire de philosophie, conduit inexorablement de la naissance à la mort ; il est donc fondamental de redonner du sens à cette finalité, ne plus en faire une monstruosité, sauf bien sûr si elle est particulièrement précoce ou douloureuse. Soigner, c’est intervenir contre un processus naturel, la maladie, et faire en sorte qu’un individu atteigne son espérance de vie dans les meilleures conditions possibles. Cette épidémie qui a touché des patients assez jeunes (l’âge moyen des patients en réanimation était d’environ 60 ans) a permis aux soignants de faire brutalement coïncider leur pratique quotidienne au sens qu’ils ont de leur mission : sauver des vies. Et de manière assez paradoxale, des familles de patients quinquagénaires en danger de mort semblaient mieux comprendre et accepter l’hypothèse d’un décès que certaines familles de nonagénaires auparavant. Car avant l’épidémie la compréhension respective du projet médical et du projet du patient était nettement moins claire.
En effet, de nombreuses questions se posent sur le projet médical moderne, et le sens à lui donner.
Tout d’abord, « Primum non nocere ou primum curare » ? Le projet actuel de notre société, implicitement accepté par le corps médical, est de tout soigner, tout le temps, quasiment à tout âge et de rallonger coûte que coûte la durée de la vie, même dans des conditions discutables, comme en témoigne l’explosion du nombre de personnes âgées dépendantes. « [Auparavant, la mort ] était un rite de passage inévitable et naturel, entouré de pratiques traditionnelles. En faisant de l’hôpital le lieu privilégié de ce drame, les sociétés occidentales [ont] déclenché un processus porteur d’une logique perverse : en soustrayant les mourants de l’intimité familiale pour les confier aux experts, la mort devient tabou et les mourants une présence indécente. Perçu comme une insulte à la dignité d’une médecine qui se voulait toute puissante, [elle] ne connaîtra que deux façons d’agir : négliger le patient mourant ou le soigner à outrance » (3). Marie de Hennezel, Psychologue, constatait également : « Depuis la seconde guerre mondiale, le déni de la mort n’a fait que s’amplifier, avec le progrès technologique et scientifique. Il se manifeste aujourd’hui par une mise sous silence de la mort, une façon de la cacher, de ne pas y penser, avec pour conséquence une immense angoisse collective face à notre condition d’être humain vulnérable et mortel » (4).
Mais la formation de médecins ultra-spécialisés, dans une société qui n’accepte plus aucun risque déplace la mission médicale de l’obligation de moyens à celle de résultats, la vie à tout prix. Faut-il impérativement emmener toute une classe d’âge à vivre plus longtemps mais souvent plus mal ? Quel est alors le but du soin ? Lors de l’épidémie, les patients très âgés n’ont pas été exclus de réanimation uniquement pour des questions de place, mais en raison de débats éthiques sur le sens d’une réanimation promise presque certainement à l’échec. En temps normal, ce débat a moins souvent lieu, car les lits sont inoccupés. Mais faire l’économie de cette discussion en période creuse aboutit à une perte de sens, à une société de l’acharnement à tout prix. Et la société doit se poser la question : doit-on mettre la même énergie humaine, médicale, économique et technique pour soigner un enfant qu’un nonagénaire ?
Car il est très complexe de dissocier le « Cure » du « Care ». La médecine technique, le Cure, prolonge la vie ; le Care n’est pas un acte médical, c’est une philosophie sociale de bienveillance et de confort. Il est l’héritier d’une sorte de charité envers les souffrants, un avatar d’un bénévolat religieux et plutôt féminin, associé donc à un acte gratuit de don de soi. Pour l’historienne Mathilde Rossigneux-Méheust : « les métiers soignants d’aujourd’hui sont les héritiers directs de l’économie charitable du soin et de l’assistance au XIXe siècle, avec l’emploi gratuit ou mal rémunéré d’une majorité de femmes. Un engagement valorisé à l’époque pour les jeunes filles à travers la notion de vocation qui permettait de justifier des conditions de travail dégradées, voire une absence de rémunération au sein des congrégations religieuses. Le passage de la gratuité à la vie professionnelle s’est opéré dans un certain flou, sans que les compétences déployées dans ces métiers soient reconnues à leur juste valeur » (5). Mais la bienveillance dans le soin et le temps passé au-delà de l’acte technique ne sont plus du bénévolat, et ne prennent du sens que s’ils sont valorisés. Mais comment le faire sans considérer que le Care est un acte de soin en soi, avec son apprentissage, ses codes, son enseignement, et donc sa valorisation propre ? Car vouloir une médecine qui s’appuie uniquement sur la recherche de sens, au sens philosophique du terme, avec l’humanisme au centre et la technique en périphérie, et mettre dans les mêmes mains les deux versants du soin implique d’accepter une médecine plus humaine mais techniquement moins performante. Pour valoriser le Care, il faut en faire une profession intimement mêlée mais indépendante de la médecine traditionnelle, sinon le risque est d’en rester au principe du don gratuit de soi.
Une autre question posée de manière aiguë au cours de cette épidémie est celle du tri des patients face à la réanimation. Avant l’épidémie, lorsque le nombre de lits de réanimation était suffisant, le seuil d’acceptation d’admission en réanimation était très bas, mais parfois au prix de souffrances pour le patient et sa famille, et avec un projet d’avenir peu clair. Dans une étude anglaise, une question théorique a été posée; en imaginant un manque aigu de places en réanimation, qui faut-il soigner ? Faut-il tirer au sort, en risquant donc de réanimer des patients ayant peu de chances de s’en sortir et en condamnant des patients sauvables. Faut-il utiliser des scores de chance de survie, l’intérêt collectif de la société étant de sauver le plus de vies possibles, ou privilégier l’espérance de vie, donc sauver le plus d’années possibles de vie potentielle ? Il existe dans les pays anglo-saxons des protocoles assez stricts d’admission en réanimation, tandis qu’en France ce tri reste tabou, l’hypothétique intérêt individuel du patient primant sur le bénéfice de la société. Et en particulier, il reste malheureusement tabou pour le grand âge. Était-il licite avant l’épidémie de se lancer dans des réanimations longues et douloureuses chez des patients très âgés ? Et a contrario, une fois l’épidémie installée, était-il logique de confiner des personnes âgées en les privant de contacts affectifs indispensables ? On se retrouve dans cette balance difficile entre le Cure et le Care qui sont souvent impossibles à concilier par les mêmes intervenants : pour les mêmes patients, trop de Cure auparavant, pas assez de Care actuellement, et ce seul choix entre le sur traitement et l’abandon. Cet arbitrage est d’autant plus complexe que le rôle de l’âge dans les soins à apporter n’est pas appréhendé de la même manière par les soignants et les patients : pour 67% des soignants interrogés, l’âge doit rentrer en ligne de compte pour une décision de réanimation, tandis que 62% de la population générale répond le contraire.
Autre question posée par cette épidémie: celle du rôle de la « bureaucratie » à l’hôpital. Comme dans tout métier, l’accomplissement d’un acte a plus de sens lorsqu’il est débarrassée de toute contingence administrative et budgétaire. Tous les témoignages recueillis vont dans le même sens : « lorsque l’administration nous fiche la paix, on bosse bien, et on retrouve le sens de notre travail ». C’est le sens des propos de deux chefs de service d’urgences à Paris et Saint-Denis: « Il faudra faire confiance aux médecins dans la gestion de l’hôpital. Cette crise a vu émerger des ʺdirecteurs médicauxʺ, qui ont su amener les structures à s’adapter à une situation mouvante, là où l’organisation habituelle était paralysante. Les chefs de service doivent pouvoir être responsables et investis d’une vraie mission de gestion. Cette crise nous a rappelé la vertu des circuits courts de décision » (6). En temps de crise, et probablement au-delà, le mode de fonctionnement le plus efficace est celui des petites structures, les moins verticales et bureaucratiques possibles. Mais méfions-nous cependant d’un « dégagisme » administratif, le but étant plutôt d’aller vers des structures de soins autonomes, cogérées, plutôt que de laisser entièrement la bride aux soignants. On retrouve d’ailleurs dans cette même tribune toutes les contradictions des revendications actuelles : « La crise a également montré que le temps médical était précieux et devait être tout entier tourné vers le soin. Il faut libérer les médecins des tâches administratives ». Ces médecins hospitaliers voudraient donc être investis d’une vraie mission de gestion, mais tout en étant libérés des tâches administratives ! À l’évidence, l’organisation des soins nécessite une triangulation de la relation. Il faut que la relation soignant-patient ne s’abstraie pas du 3ème acteur, la société, y compris son bras politique et financier. Mais cette triangulation doit être équilibrée et ne soumettre ni l’autonomie du patient ni le libre arbitre et l’éthique médicale.
Dernière question « de bon sens » posée par cette crise, c’est celle du rôle respectif de la médecine hospitalière et de la médecine de ville. L’hôpital se dit étouffer depuis des années, et ceci pour différentes raisons, parfois difficiles à démêler, mais j’en vois 2 qui sautent aux yeux.
L’hôpital souffre du déclin de la médecine de ville. Il faut sortir de l’hôpital ce qui n’y a pas sa place. Car dans ce contexte, on se heurte à une distorsion du sens : on utilise un plateau technique de haut niveau et du personnel rompu à la médecine d’urgence pour faire de la médecine de ville. Pour rompre cette distorsion, pour donner du sens à leur activité, les urgentistes font de la médecine compliquée chez des patients simples. Depuis la mi-mars, les passages aux urgences dans les établissements de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) ont chuté de 45% pour les adultes et de 70% pour les enfants par rapport à la même période de 2019. Un rapport de la Cour des comptes estime à 3,6 millions par an le nombre de passages « inutiles » aux urgences (7). Dans la même tribune des deux urgentistes, ils s’insurgent: « À l’avenir, et sauf urgence vitale, personne ne devrait pouvoir se présenter dans un service d’urgence sans l’accord préalable d’une plate-forme téléphonique ou numérique. Un professionnel de santé jugera au téléphone de la gravité du cas ». Mais il faut pour cela muscler très significativement la médecine de ville. La densité déclinante des médecins de ville doit beaucoup au numerus clausus qui a limité le nombre d’étudiants en médecine depuis 1971, puis dans les années 1990, avec pour but de diminuer les dépenses de santé et a eu l’effet inverse en drainant des patients présentant des pathologies bénignes ou chroniques vers les hôpitaux.
Les résidents des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) devraient, sauf cas particulier, être soignés dans les EHPAD. Toujours dans la même tribune des deux urgentistes: « On sait que 40% des transferts des maisons de retraite vers les urgences sont médicalement inutiles, coûteux, inconfortables et dangereux. Il faudra réduire ces admissions inutiles aux urgences. Le renforcement des personnels dans les EHPAD ainsi que le développement d’outils de télémédecine devront y aider ».
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Mais, pour conclure, tout ce qui est développé précédemment se heurte à la complexité et souvent à la subjectivité de notion de sens, ou pire de « bon sens. »
Ce retour au sens du soin a été parfois brutal pour certains : une étude récente a mis en évidence un surcroit d’anxiété (47%) et de dépression (18%), chez les internes en médecine au cours de cette épidémie. « ʺBeaucoup de patients en réanimation avaient l’âge de nos parents, ça m’a énormément percutéeʺ, rapporte Caroline, interne en médecine. Le choc des premiers jours reste dans les têtes : des réorganisations de services en urgence, l’angoisse du manque de matériel de protection et, surtout, une maladie inconnue ». Mais pourtant, « Caroline, comme nombre de ses camarades en témoignent : leur vocation s’est confirmée dans cette crise, avec ce sentiment d’être à sa place » (8).
Il est paradoxal de constater que c’est au moment où la médecine a été la plus technique, la plus expéditive, quasiment déshumanisante dans certains cas, que les soignants disent retrouver le sens de leur métier, et qu’ils sont applaudis par leur concitoyens. Pile au moment où le Care disparait presque totalement au profit du Cure. Mais cela ne s’est pas fait sans dommages collatéraux, et cette situation n’aurait pas pu durer beaucoup plus longtemps sans séquelles. En réanimation, les patients étaient « livrés » par le SAMU intubés, ventilés, inconscients ; aucun contact ne peut alors se créer entre les patients et les soignants. « À l’épuisement des soignants lié à l’épidémie, s’ajoutent la souffrance de la disparition du lien au patient et la difficulté de communiquer avec les familles. Mais ce qui ressort de façon encore plus évidente … c’est la disparition du temps des soins. Celle-ci donne un sentiment de déshumanisation des actes. En outre, le caractère homogène de la pathologie Covid-19, rendant les patients semblables et la prise en charge technique répétitive, empêche l’individualisation des soins en fonction du terrain » (9).
Et enfin, se méfier de la notion de « bon sens », l’intuition étant parfois mauvaise conseillère, sauf pour imposer des pseudo évidences. C’est ce même « bon sens » qui a permis les dérapages du débat sur la chloroquine et qui tente de s’imposer dans le raisonnement scientifique, à rebours de toutes les avancées du combat du rationalisme contre la pensée magique.
1. Voir notamment : « ʺOn passe des heures à essayer de trouver une place aux maladesʺ : le douloureux retour à la normale des urgences à l’hôpital », Henri Seckel, Le Monde, 15 juin 2020 et « Qui doit gouverner à l’hôpital : les médecins, les directeurs ou les agences régionales de santé ? », Samuel Laurent, Le Monde, 10 juin 2020.
2. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942 et La Peste, Gallimard, 1947.
3. Jason Szabo « Médicalisation et fin de vie : progrès et contraintes », Sciences sociales et santé, 2007/1, Vol. 25.
4. Marie de Hennezel, « L’épidémie de Covid-19 porte à son paroxysme le déni de mort », Le Monde, 4 mai 2020.
5. Mathilde Rossigneux-Méheust, « La notion de “vocation” des soignants a souvent justifié des conditions de travail dégradées », entretien avec Claire Legros, Le Monde, 1er mai 2020.
6. Philippe Juvin et Mathias Wargon, « Nous urgentistes, ne subirons plus », Le Monde, 7 avril 2020.
7. Cour des comptes, « Les urgences hospitalières : des services toujours trop sollicités », rapport public annuel, 2019 et aussi : « Les urgences hospitalières: une fréquentation croissante, une articulation avec la médecine de ville à repenser », rapport sécurité sociale, 2014.
8. Camille Stromboni, « Coronavirus : alerte sur l’état de santé mentale des internes en médecine », Le Monde, 22 mai 2020.
9. Jean-Paul Mira, Marie Rose Moro et Antoine Périer, Le Monde, 29 avril 2020.