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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Polarisation des débats : et la maçonnerie dans tout ça ?

Thomas Chambers

 

Chaque jour ou presque, nous constatons une polarisation des débats dans nos démocraties libérales et tempérées. Les partenaires d’hier se transforment en adversaires avant de se considérer en ennemis irréductibles ! D’autant plus que les nouveaux médias numériques et en continu se livrent au combat de l’attention délaissant le combat de la vérité. Or, pour capter l’attention, il faut être novateur, bruyant, excessif et provocateur. Les réseaux sociaux fonctionnent aussi à partir d’un « business model » basé sur la polarisation de la société et l’affrontement binaire. C’est ce qu’a confirmé, le 25 juin 2019, Tristan Harris lors de son audition par une commission du Sénat américain. Cet ex-ingénieur pour Apple et Google rappelait qu’une étude avait montré que « Chaque terme d’indignation ajouté à un Twitt augmentait le taux de retwitt de 17%  » !

 

En outre, le numérique facilite l’accès aux informations qui nous confortent dans nos préjugés et encourage aussi la déconnexion de toute information qui viendrait contredire ces mêmes préjugés. C’est ce que les psychologues appellent le « biais de confirmation. » Tout cela est aggravé, pour la France, par un goût certain pour la pensée binaire. L’historien britannique Sudir Hazareesingh dans son ouvrage Ce pays qui aime les idées. Histoire d’une passion française (Flammarion, 2015), analyse la « passion des Français pour les divisions schématiques », leur propension à toujours se constituer en deux camps antagonistes, à se mettre en scène dans une logique d’affrontement et à traiter un problème en termes psychologiques qui privilégie les hyperboles au détriment des solutions concrètes.

 

La polarisation est ainsi la cause et la conséquence de l’émergence de forces simplificatrices. Il y a d’abord les associations ou mouvements radicaux. Citons, en exemple, d’un côté les collapsologues qui nous prédisent un avenir apocalyptique et de l’autre les néo-progressistes qui nous prédisent un avenir technologique. Il y a ensuite les « populistes », dont notre sœur Yolande a déconstruit récemment le discours et le concept même. Ces populistes désignent les ennemis du « vrai » peuple, simplifient, clivent et hystérisent les débats à défaut de les faire vivre. Ils sont les animateurs de cette Ère du clash (Fayard, 2019) selon l’expression de Christian Salmon. En France, les élections présidentielles de 2017 peuvent être lues comme une illustration de cette polarisation puisque les deux grands partis de gouvernement, Les Républicains et le Parti socialiste, ont présenté des candidats radicaux. Tellement radicaux d’ailleurs que les électeurs modérés les ont boudés.

 

Dans cette façon de polariser, il est possible de tracer un chemin effrayant qui aboutirait à la division de la nation en tribus hostiles, tribus organisées, à droite, par les ethnies et, à gauche, par les identités. Aux États-Unis, Donald Trump a bien bénéficié d’un vote ethnique rassemblant les femmes et les hommes blancs unis dans la crainte de perdre prochainement leur majorité face à des Démocrates faisant du marketing en divisant la société en autant de groupes cibles. Dans son ouvrage La gauche identitaire (Stock, 2018), Mark Lilla a analysé l’incapacité de cette gauche à rassembler la Nation au profit de politiques identitaires morcelées.

 

Le résultat est bien la polarisation des débats. Sans grand ennemi soviétique depuis la fin de la Guerre froide et avec la disparition de la génération qui a connu la Seconde guerre mondiale, les sociétés occidentales seraient vouées à se diviser en camps hostiles. Cette polarisation politique peut même se compléter par une polarisation sociale et géographique.

 

Polarisation sociale quand les inégalités se creusent et que les effectifs de la classe moyenne tendent à se réduire. Une note d’analyse de France stratégie de février 2016 (David Marguerit, « Classe moyenne : un Américain sur deux, deux Français sur trois », note d’analyse n°41) comparait les classes moyennes américaine et française. Elle concluait que la première connaît depuis quarante ans un phénomène marqué d’érosion quand la seconde comptait toujours deux Français sur trois, même si, depuis la crise de 2008, la classe moyenne française connait un recul, tant dans ses effectifs que dans son revenu médian.

 

Polarisation géographique ensuite quand certains ont les moyens de vivre dans un environnement choisi avec, pour voisins, uniquement des gens qui leur ressemblent. Le géographe Christophe Guilluy, dans son ouvrage Fractures françaises (François Bourin éditeur, 2010), s’est essayé à décrire cette nouvelle ségrégation sociale qui rejette les classes populaires et moyennes loin des grands centres urbains et constitue ce qu’il appelle la « France périphérique. »

 

Alors, il faut reconnaître que nous n’avons pas forcément le temps, ni la disponibilité pour sortir des idées simples et appréhender la complexité du monde. Du coup, cela implique une responsabilité particulière de tous les acteurs des débats publics puisqu’ils sont à la fois les médiateurs et les pédagogues de cette complexité. Or avec la polarisation, le réel compte moins que l’idée qu’on s’en fait, le vraisemblable remplace la vérité, même si l’on constate un écart croissant entre les représentations binaires et la réalité plus diverse. Des notions comme la « transition » qu’elle soit écologique, énergétique, démocratique ou alimentaire s’opposent au raisonnement binaire, du tout ou rien.

Deux verrous empêchent tout de même l’éclatement de nos sociétés : les institutions et une culture commune. Côté institutions, celles de la Ve République ont jusqu’à présent prouvé leur capacité de résistance et d’adaptation. Côté culture commune, il y a là un chantier auquel les maçonnes et maçons ne peuvent rester indifférents sauf à renoncer à « porter au dehors l'œuvre commencée dans le Temple ».

 

Après tout, en 1723, les Constitutions du pasteur James Anderson, dans un contexte de guerres plus religieuses que tribales, disposaient : « Quoique dans les temps anciens, les Maçons fussent obligés, dans chaque pays d’être de la religion du pays ou nation, quelle qu’elle fût, aujourd’hui il a été considéré plus commode de les astreindre seulement à cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord, laissant à chacun ses propres opinions, c’est-à-dire d’être des hommes de bien et loyaux ou des hommes d’honneur et de probité ».

 

Nous sommes concernés par cet art perdu du compromis qui permet pourtant de gouverner en démocratie. Là où un argument n’est jamais en dessous de la ceinture, là où le désaccord n’est jamais considéré comme une offense. C’est aussi dans le Temple que nous prenons le temps de travailler en regardant les choses de près, c’est à dire dans une proximité qui rend ces choses plus compliquées et qui interdit de se contenter d’une polarisation entre vagues idées générales.

Enfin, la polarisation élude la question du doute et raisonne en tout blanc et tout noir, un mode de pensée qui doit rester éloigné du notre. Côté doute, Albert Camus en juillet 1949 dans Dialogue pour le dialogue se demandait : « Est-ce qu'on peut faire le parti de ceux qui ne sont pas sûrs d'avoir raison ? Ce serait le mien. Dans tous les cas, je n'insulte pas ceux qui ne sont pas avec moi. C'est ma seule originalité. » Côté tout blanc ou tout noir, n’est-ce pas parce que nous avons sous les yeux un pavé mosaïque, blanc et noir, que nous travaillons à son dépassement ?

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