Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
Günther Anders, né Günther Sigmund Stern en 1902 à Breslau en Prusse orientale, ville de Basse-Silésie, devenue Wroclaw en Pologne. Il est décédé à Vienne en 1992. C’est un philosophe méconnu et attachant. Parmi les œuvres qui, lentement, sont publiées en cette langue allemande à laquelle il resta toujours fidèle après son départ forcé en 1933, figure cet Aimer hier, notes pour une histoire du sentiment, extrait de son journal écrit à New-York entre 1947 et 1949. Le texte fut publié en 1977 en Allemagne et Isabelle Kalinowski l’a traduit pour les éditions Fage en 2012.
En son style inimitable, doté d’un féminisme sans faille, Anders rend compte de qu’il observe à New-York, notamment chez ses étudiant-e-s, dans une ambiance post-puritaine, en s’intéressant à deux institutions, le mariage et la psychanalyse. Jour après jour, il réfléchit à la manière dont se joue une mise en norme du désir sexuel par des unions maritales précoces et la façon dont sont gérées les différences sociales au sein des strates d’émigration à dominante juive qu’il fréquente. Dans ce milieu, quelques années après la défaite du nazisme, le mépris de l’autre n’est jamais lointain, entre, par exemple, celles et ceux qui sont arrivés en Amérique tôt, et celles et ceux qui sont partis d’Europe au dernier moment, juste avant de devenir « un tas de cendres », expression que reprendra souvent Anders, des Polonais plus traditionalistes que les Allemands qui sont intégrés à la culture germanique et largement déjudaïsés, religieusement parlant. C’est parmi eux que se trouvera l’ossature de la fameuse École de Frankfort. Cette théorie critique a rassemblé à partir de 1923 des spécialistes des sciences sociales comme Adorno, Benyamin, Fromm, Habermas, Honneth, Horkheimer, Kracauer, Marcuse, etc.
Quant au freudisme, l’auteur n’y va pas de main morte dans cet Aimer hier... qui à l’origine devait s’appeler Aimer aujourd’hui. Fort peu intéressé par sa propre personne, aussi peu narcissique que possible, Anders considère que les psychanalystes témoignent d’une attitude hégémonique qui prétend être « en mesure de dévoiler les tréfonds les plus intimes de l’ego, à l’aide d’une terminologie indigente, des égos qui n’en sont pas, car gavés du matin au soir de la même soupe médiatique absolument incompatible avec une quelconque intimité. »
La méthode freudienne, scientifiquement peu armée, ne lui paraît pas « simplement déplacée, mais, tout simplement inepte » (p.11). Entendre par exemple ses jeunes étudiantes obsédées par le fantasme de l’inceste le laisse pantois. Il analyse finement ce qui se joue philosophiquement, culturellement et historiquement comme mutation d’un puritanisme auquel les immigrants d’origine juive s’intègrent, au prix de ce qu’il considère comme une régression. Dans ce cadre, la psychanalyse lui apparaît clairement comme un instrument d’adaptation à la mise en forme contrôlable du désir, au profit du capitalisme, en installant dans une norme celles et ceux qui croyaient benoîtement en sortir.
Anders plaide pour des relations qui soient en quelque sorte éclairées, mais qui puissent conserver des parts de ce que les freudiens appellent le refoulement, qui ne soient pas aseptisées, bref qui relèvent de l’amour. Il plaide pour maintenir une possibilité d’expériences, avec une part de mystère, qui soient au moins débarrassées de l’illusion d’y voir totalement clair en soi-même et dans l’être aimé. Le point de vue de l’auteur, à la fois sociologique et historique qui conserve une faculté d’étonnement et d’indignation est rafraichissant.
Ainsi en va t-il de bien des textes distillés du vivant et, surtout, après la mort d’Anders qui fut le premier mari d’Hannah Arendt (1929-1937). Il faut surveiller la sortie des pépites de ce philosophe qui pensait que sa discipline avait autre chose à faire que se pencher sur elle-même et son histoire. Ce sont en majorité de petits éditeurs qui assurent le travail de traduction et de mise à disposition, avec une rare qualité de présentation. Le fond et la forme…
L’opus principal d’Anders, recueil de textes mis en ordre par l’auteur a été traduit pour le premier tome (1956) aux éditions Ivrea en 2002. Il a pour titre L’obsolescence de l’homme, sous titré « Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle. » Le second est sous-titré « Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle. » Ces textes rassemblés en 2002 ont été publiés chez Fario en 2011. Les deux traductions ont été assurées brillamment par Christophe David. L’allemand de cet auteur est de haute qualité. Quand à son grand et unique roman, critique du fascisme : Die Molussische Katakombe, la Molussie étant un pays à demi imaginaire, écrit en 1938, il n’a toujours pas été publié, à l’exception de courts extraits.
Nous avons eu déjà l’occasion de noter dans Critica Masonica, n° 16, à quel point les ouvrages d’Hannah Arendt avaient connu des retards de traduction spectaculaires. Il en va de même pour Günther Anders, mais s’ajoute à ce retard un autre décalage. Il a en effet laissé à sa mort des milliers de pages rangées dans des enveloppes, en cours de classement. L’édition d’œuvres complètes éclatées va donc demander des années.
Quant à la réception des textes d’Anders en France, elle est à la fois distante, rare et admirative. Nul doute que sa pensée sera précieuse pour inscrire le réchauffement climatique dans la longue série des catastrophes qui structure la pensée critique d’Anders : boucherie de la Première guerre mondiale, génocide des Juifs d’Europe, goulag, Hiroshima, Tchernobyl… L’humain est dépassé par la technique qu’il a créée, le crime de masse dépasse le pensable, mais il ne faut pas renoncer à la lutte, y compris en exerçant une sorte de violence qui retrouverait sa légitimité, question à laquelle il a réfléchi au seuil de sa vie, après l’accident de la centrale nucléaire soviétique, ce qui choqua les bonnes consciences démocratiques et pacifistes allemandes.
Dès sa jeunesse, docteur en philosophie à 24 ans, Anders eut à faire face à l’incompréhension de ses contemporains. Son habilitation universitaire postdoctorale, à partir de travaux sur la musique dont on peut espérer qu’ils ne tarderont pas à être publiés, lui fut refusée par Adorno. Berthold Brecht, avec qui les rapports furent tendus, lui trouva un travail dans un journal où il produisit tellement d’articles que le directeur s’étonna de voir sa signature omni présente. Il s’appela donc « autrement », c’est à dire Anders en allemand et adopta ce nom pour le reste de son existence.
Il confiait en 1979 à Mathias Greffrath, incomparable médiateur, que si cette contribution à l’histoire du sentiment devait paraître, il conviendrait de l’appeler Lieben vorgestern, « aimer avant-hier ». Dont acte, mais nous lirons encore Anders après demain.