Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
Mais pourquoi donc revenir sur ces vieilles affaires, après trois-quarts de siècle ? Pourquoi rouvrir les plaies et remettre l’ouvrage sur le métier ? Parce qu’elles ne sont pas soldées ces salissures et que ce qui tient aux crimes contre l’humanité est réputé imprescriptible. De plus, il nous faut lutter, fût-ce en un pénible effort, contre ce qui est parfois notre volonté de ne pas savoir.
Annie Lacroix-Riz, auteure d’une quinzaine de livres dont Le choix de la défaite. Les élites françaises dans les années 1930 (Armand Colin, 2010), en a publié ces dernières années trois, chez le même éditeur, dont Le Vatican, l’Europe et le Reich. De la Première guerre mondiale à la Guerre froide (1994, édition refondue en 2010). Dans ce livre, elle montre que, bien au delà de sa fonction religieuse et de « sa puissance spirituelle », le pape Eugenio Pacelli, Pie XII, très ancré dans la politique italienne, a construit une stratégie ouvertement pro-allemande et antisémite, y compris aux dépends des Polonais, pourtant davantage catholiques que les Allemands et, à l’époque, tout aussi peu philosémites. Tout le monde sait qu’il a permis à bien des hitlériens de se sauver du risque d’une justice pourtant clémente. Mais l’auteure élargit la période de nuisance du personnage à partir du moment où il fut Nonce apostolique à Munich en 1917. Contre la thèse d’un antibolchevisme exclusif de ce souverain pontife, elle montre une indéniable continuité, poste après poste. Cette germanophilie n’empêcha pourtant pas le sinistre Docteur Goebbels de tancer le Pape quant aux pratiques pédophiles du clergé Allemand. Prudent, le Vatican a détruit une partie de ses archives et refuse toujours d’ouvrir ce qui en subsiste. Il y aurait là de quoi alimenter une véritable paranoïa si d’autres liasses de papiers n’existaient pas ailleurs, en une dizaine de lieux qui permettent des recoupements.
Deuxième ouvrage : Les élites françaises entre 1940 et 1944. De la collaboration avec l'Allemagne à l'alliance américaine (2016). Ce livre qui analyse les rapports de force idéologiques au sein de la bourgeoisie française, très largement collaborationniste, reprend le thème de la synarchie, un groupe de patrons avant tout soucieux de leurs intérêts, quel que soit le régime et terrorisés par l’avancée du soviétisme. Ce livre a valu à l’auteure des accusations de complotisme de la part de certains de ses collègues l’accusant d’être aveuglée par des présupposés idéologiques.
Maniant des tonnes d’archives françaises, allemandes, italiennes, anglaises, américaines, étudiant ses sujets pendant des années, reprochant à certains de ses collègues de produire de la seconde main et de ne plus travailler sur archives, quitte à ralentir leur rythme de publication, elle se voit cependant reprocher d’avoir négligé certains sources. Ce genre de polémique a un double intérêt. D’abord celui de la recherche de la vérité, même à travers de solides prises de bec. Ensuite celui d’une vision épistémologique du milieu des spécialistes, à savoir leurs stratégies d’édition, de positionnement, d’appréciation et de dépréciation de leurs collègues.
L’historienne est très admirative du travail pionnier de Marc Bloch, né en 1886, assassiné par les nazis en 1944, auteur de L’Étrange défaite, écrite en 1940 et publiée en 1946 (éditions Franc-tireur). Elle reprend deux comportements dans la typologie que celui-ci a construite, ceux qui firent en apparence un choix exclusivement allemand jusqu’au bout, ceux dont l’évolution publique laissa percer avant la Libération le choix du successeur, sans les empêcher d’accumuler jusqu'à la Libération, directement ou par personne interposée, les gains de la collaboration franco-allemande.
Troisième livre qui a fait polémique : La non-épuration en France de 1943 aux années 1950 (2019). Il s’appuie lui aussi sur le dépouillement de très nombreuses archives pour montrer que l’immense majorité des crapules ont échappé au châtiment que leur promettaient pourtant les radios de Londres et d’Alger et les petits cercueils reçus par la poste. Annie Lacroix-Ruiz à qui l’on ne reproche pas le moindre anti-féminisme insiste sur la focale qui fut mise sur les femmes tondues, la montée des études de genre ayant fait dire des outrances à certain(e)s, à savoir que cette violence équivalait à la terreur nazie. Outre le fait qu’il y eut des femmes dénonçant à l’occupant des réseaux de résistants, les commentaires égrillards sur la « collaboration horizontale » ont été le petit arbre qui nous cachait la forêt.
La meilleure preuve que l’épuration n’eut pas lieu c’est que les élites collaborationnistes : police, armée, entrepreneurs, magistrature, demeurèrent en place à de très rares exceptions près. Il y eut certes quelques exécutions, dont celle de Pierre Pucheu, ministre de Vichy, à Alger en 1945, mais pour un total qui n’est pas égal au dix-millième de ce qui s’était commis dans le camp ennemi. Quant aux grâces après jugement, elles furent légion.
Ce livre est dédié « Aux FTP français et étrangers, au magistrat Paul Didier qui refusa de prêter serment à Pétain, aux résistants bafoués ». Un seul juge dans toute la magistrature française ! Certes, et elle ne s’en cache pas, Annie Lacroix-Ruiz est marxiste et s’affiche communiste. Elle vient d’ailleurs de réagir très fortement à une Confédération générale du travail (CGT) recentrée qui, dans un séminaire de formation de ses cadres sur l’extrême-droite, l’avait traitée de « rouge-brune ». Philippe Martinez, actuel secrétaire général, a tenté d’éteindre l’incendie.
Autre aspect important, le fait que les médias radiophoniques ou télévisés actuels adorent construire de « vrais-faux » débats avec les interlocuteurs de divers statuts et options. Dans certains cas, cela peut constituer un piège et des reproches du genre : « Mais comment as-tu pu débattre avec untel ou unetelle ? », immédiatement suivis de contremesures à l’égard de l’attaquant, tout ceci finissant par pourrir sans nourrir le débat d’idées. La confrontation des archives est autrement passionnante. L’idée de publier un dictionnaire des collaborateurs doit déjà en faire frémir plus d’un.
Un autre élément entra en ligne de compte pour contrer la Pax americana : « De Gaulle n’aimait pas la tutelle américaine plus que l’allemande et n’était pas disposé à céder l’Empire : élites françaises et américaines le détestèrent en chœur, bien qu’il n’eût jamais été un modèle de subversion et fût entouré dès l’origine de ʺgens très bienʺ. Comme il était soutenu par le peuple français, très au-delà de sa mouvance, décideurs français et américains durent, contrecœur, s’en accommoder ».
On trouve également dans cet ouvrage quelques pages éclairantes sur la manière dont les pétainistes de toutes tendances considéraient la maçonnerie comme néfaste. À propos de société discrète, on peut reprocher à l’autrice de ne pas s’attaquer à une description serrée de ce qu’elle appelle la synarchie, ce groupe d’hommes d’argent reprochant aux fascistes de base de ne pas être les plus efficaces à défendre leurs intérêts. Cela couperait l’herbe sous les pieds aux accusations de complotisme. Certes les comportements des personnes et leurs déclarations sont décris dans le détail, mais il manque un soupçon de lecture sociologique du phénomène. Y avait-il un chef, des réunions, une manière de rituel, des cooptations ?
Rappelons que le concept de synarchie a d’abord recouvert une forme de gouvernement proposée par l'ésotériste français Joseph Alexandre Saint-Yves d'Alveydre (1842-1909). Celui-ci produisit plusieurs ouvrages exposant ce système qui devait produire une organisation européenne capable d'empêcher les guerres.
Quant au rôle, certes des plus courageux, des Russes devenus Soviétiques pendant la Deuxième guerre mondiale, le silence d’Annie Lacroix-Riz sur le stalinisme laisse un boulevard à la critique. Ceci posé, le fait que nombre d’historiens soient en train de réhabiliter Vichy et de minimiser le rôle de la Résistance devient insupportable et mérite un coup d’arrêt. Mais on se retrouve en fait aujourd’hui dans ce qui fut un rapport de forces mis sous cloche avec la construction européenne et l’axe franco-allemand. Ayons le courage de l’affronter sans invective.
Une remarque de grincheux formaliste pour finir. Si le livre sur le rôle néfaste du Vatican est fort bien édité, et du coup agréable à lire malgré la densité du propos, les deux suivants remettent les notes en fin d’ouvrage. Pour des textes aussi denses, cela s’avère proprement insupportable et, de plus, les chapitres commencent sur une page de gauche, ce qui constitue une entorse des plus élémentaires à la tradition éditoriale.