Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
Les dates du 1er août 1914 et du 11 novembre 1918 sont à ce point gravées dans le marbre des monuments commémoratifs qu’il est difficile d’aller voir ce qui s’est passé avant et après, à propos d’une guerre qui menaçait et qui, quoi qu’il en fût de son déroulement ne cessa pas le 11 novembre 1918.
Pour cet après, rien n’est caché de ce que furent les combats menés sous le commandement de Franchet d’Esperey (1856-1942), ce qui lui valut son bâton de Maréchal. Cependant hors l’œuvre de Roger Vercel (1894-1957) et notamment ses deux romans Capitaine Conan (1934, adapté au cinéma par Bertrand Tavernier en 1996) et Léna (1936), il n’y a pas grand chose à se mettre sous la dent. En effet, les historiens fréquentent fort peu ces territoires de recherche, bien que les monuments au morts de Bucarest ou de Belgrade soit gravés 1914-1919. Fi donc de la mémoire des soldats morts après l’armistice du front occidental.
Cet après-guerre étant posé dans ses silences, venons-en à ce qui concerne les années qui ont précédé la déclaration de guerre. Elles furent notamment marquées par un militantisme pacifiste à dominante anarchiste. Cet aspect est également aussi mal enseigné que renseigné. Rien n’est pourtant celé, à la simple condition d’enquêter sérieusement. Dans ce registre rare, nous avons retrouvé un ouvrage de Guillaume Davranche : Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914). Paru en 2014, ce livre ayant été en partie diffusé grâce à une souscription par les éditions Libertalia.
La préface de Miguel Chuera présente ce travail de plus de 500 pages comme un prolongement du classique de Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France (1951, réédité chez Gallimard en 2011). L’auteur est allé dépouiller une presse pas toujours bien conservée et des kilos d’archives pour réussir à sortir d’une doxa passablement dépréciative. En 16 chapitres, il part du Paris de 1909 où, le 25 janvier, les réformistes prirent de peu le pouvoir à la Confédération générale du travail (CGT), pour en terminer avec les journées dramatiques du 25 juillet au 4 août, avec l’assassinat de Jean Jaurès le 31 juillet et l’ordre de mobilisation générale le lendemain. Le 2 août, le pouvoir, devenu hyper nationaliste, procéda à des arrestations de masse dans les milieux libertaires, pacifistes jusqu’à la dernière heure.
À travers le parcours des anarchistes antimilitaristes, regroupés pour la plupart dans un parti dont le titre changea souvent, on suit également l’histoire tourmentée de la CGT, laquelle, en octobre 1911, avait adopté une résolution où l’on pouvait lire : « À toute déclaration de guerre, les travailleurs doivent répondre par la grève générale ».
La place de la logique impérialiste est loin d’être négligée par l’auteur, notamment l’occupation d’une partie du Maroc en 1911, en concurrence avec la marine allemande dont le retrait fut échangé contre une partie du Cameroun.
La férocité du gouvernement républicain et de sa police contre les pacifistes aide à comprendre comment le mouvement, à forte composante ouvrière, fut finalement écrasé, après l’échec d’une entente syndicale franco-allemande.
Günther Anders (1902-1992) a considéré la Première guerre mondiale comme la première des grandes catastrophes où l’être humain aura été dépassé par une technique qui aura causé des massacres de masse. Il connut la question de près, puisqu’il fut envoyé en France, à Rimogne, en 1917 dans le cadre d’une association paramilitaire chargée de saboter les cultures. Il put constater le traitement infligé aux populations civiles, comme le nombre d’estropiés, étant de surcroît torturé par ses camarades, parce que Juif. Rares furent celles et ceux à oser le dire après l’armistice, au risque d’une répression sévère pour cause de sacrilège.
Tout cela ne peut que nous inciter à lire chez Guillaume Davranche la manière dont tenta de s’organiser le pacifisme populaire, avant une défaite écrasante et la victoire du nationalisme cocardier.
En résumé, on pourra observer que certaines exactions commises pendant le « Grande » guerre, notamment les fusillés pour l’exemple, sont documentées. La Libre pensée milite depuis des années pour la réhabilitation de ces victimes de la barbarie militaire. Pour autant, outre le fait que l’on continue à poser le 11 novembre 1918 comme la fin du conflit, il n’y aura jamais de monument pour les pacifistes qui auraient pu, s’ils avaient eu gain de cause, éviter le carnage, les millions de morts et de « gueules cassées ». L’alliance de la bourgeoisie, du sabre et du goupillon, a été la plus forte.
Parmi les thèmes abordés par cet ouvrage, figure la difficile entrée des femmes en politique et en syndicalisme, les typographes lyonnais s’étant montrés en la matière les plus machistes. Quant à la franc-maçonnerie, la chasse organisée contre ses membres fut souvent associée à l’antisémitisme, dans une manière de complotisme. Cette structure de « collaboration de classe » était fort mal perçue des anarchistes, à quelques exceptions près.
Guillaume Davranche, dans son chapitre consacré à la « clarification » montre comment un antisémitisme de gauche est apparu dans les années 1880, pour s’affaiblir vers 1914, à mesure que les sinistres Camelots du Roi faisaient de la chasse aux Juifs leur fonds de commerce. La haine se renforça quand arrivèrent en France les travailleurs chassés par les pogroms d’Europe centrale et orientale.
Cet ouvrage dont on aura compris qu’il est passionnant, pose l’anarchisme dans sa force comme dans ses contradictions et ses impuretés, dans sa difficulté structurelle à s’organiser, laquelle existe encore, après une longue histoire trop peu racontée.