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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Bernard Lahire : « Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants »

Jean-Pierre Bacot

Un gros, un énorme pavé à jeter après digestion dans la mare des indifférences, mais économiquement accessible (1230 pages pour 27 euros). Le temps de lecture ne nous a certes pas manqué en ces longues journées confinées, et comme il nous en reste encore, il nous est apparu crucial d’en rendre compte, d’autant que la réalité décrite dans ce livre ne semble pas en voie d’amélioration. À offrir à Noël…

Établi sous la direction de Bernard Lahire, nous avons affaire ici à l’un de ces travaux qui montrent par leur sérieux et leurs résultats combien la sociologie peut-être précieuse pour comprendre ce qui se passe en profondeur dans notre société. À la tête d’une équipe de 17 chercheur.e.s, ce professeur de l’École normale supérieure de Lyon (Centre Max Weber) vient de produire, aux éditions du Seuil, Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants. On lui doit déjà plus d’un ouvrage essentiels, pour ne citer que les plus récents : Franz Kafka : éléments pour une théorie de la création littéraire (La Découverte, 2010) ; Ce qu'ils vivent, ce qu'ils écrivent : mises en scène littéraires du social et expériences socialisatrices des écrivains (Éditions des archives contemporaines, 2011) ; Monde pluriel : penser l'unité des sciences sociales (Seuil, 2012) ; Dans les plis singuliers du social : individus, institutions, socialisations (La Découverte, 2013) ; Ceci n'est pas qu'un tableau : essai sur l'art, la domination, la magie et le sacré (La Découverte, 2015) ; Pour la sociologie : et pour en finir avec une prétendue « culture de l'excuse » (La Découverte, 2016) ou encore L'interprétation sociologique des rêves (La Découverte, 2018).

En son introduction, qu’il a intitulée « l’enfance des inégalités », le sociologue explique la nécessité d’aller regarder au plus près la fabrication des inégalités, en déconnectant méthodologiquement sa démarche critique et dénonciatrice de la fabrication d’un matériau irréfutable. Bien évidemment, on imagine mal des chercheur.e.s considérer que l’analyse de la misère des enfants issus d’une migration récente, par exemple, dormant dans la rue ou dans une voiture, n’implique pas que l’on veuille l’éradiquer. En tout état de cause, ce à quoi doit servir une telle sociologie c’est donner du grain à moudre non seulement aux décideurs, mais aussi aux gens honnêtes, des maçonnes et maçons par exemple, qui pourront savoir exactement sur quoi elles ou ils s’appuient quand elles ou ils demandent des moyens accrus pour le système scolaire.

Dans la première partie, intitulée « Étudier les inégalités à l’échelle des enfants », Bernard Lahire explique la méthodologie de son enquête et le travail d’observation effectué avec trente-cinq études de cas concernant des enfants de grande section de maternelle vivant dans différentes villes de France. Dix-huit de ces études ont été retenues pour cet ouvrage, les enfants répartis en classes populaires, moyennes et supérieures, ce qui permet de dégager ensuite des marqueurs non seulement culturels, mais aussi sociaux. Un vrai tour de force qu’une telle organisation !. On mesure à quel point, dès l’âge de cinq ans, les histoires personnelles inscrites dans un contexte social sont écrasantes, qu’elles soient valorisantes ou dévalorisantes.

Bernard Lahire et son équipe en viennent ensuite à développer plusieurs thématiques, toujours à partir des études de cas : « habiter quelque part : la trame spatiale des inégalités » ; « stabilité professionnelle et disponibilité parentale : l’inégale maîtrise du temps » ; « apprendre l’argent » ; « la maternelle n’est pas un jeu d’enfants » ; « obéir et critiquer » ; « le langage comme capital » ; « lire et parler » ; « sous les loisirs la classe » ; « quand le sport construit la classe » ; « le corps des inégalités : vêtements, santé et alimentation ». Chaque sujet est travaillé en profondeur par un groupe de chercheuses et chercheurs.

Toutes ces thématiques pourraient sembler rebattues aux habitués d’une sociologie critique, dont on ne constate guère la pénétration dans les sphères dirigeantes ni même, osons le dire, dans les loges maçonniques, mais lorsque l’on sait qu’elles concernent ici des enfants âgés de cinq à six ans, on peut en frémir.

Dans sa conclusion, Bernard Lahire, s’appuyant entre autres sur Darwin, parle de réalités augmentées et diminuées des humains, incorporées, dès leur plus jeune âge, et ce probablement depuis toujours. Mais le fait d’ancrer de telles considérations sur la construction des inégalités dans une enquête où, on l’aura compris, l’ambivalence lexicale du mot « classe » joue un rôle heuristique, nous montre le monde tel qu’il est aujourd’hui, vécu au plus près de nous.

Il faut savoir garder au fond de soi une lueur d’espoir inextinguible pour ne pas se désespérer en croisant de tels résultats sociologiques avec ceux que nous apportent depuis quelques années des épigénéticiens qui savent à quel point les accidents de la vie, voire même les positions de domination, peuvent transformer notre patrimoine neuronal (voir, par exemple, Maria B. Sokolowski & W. Thomas Boyce, Relations entre l’épigénétique et l’adversité pendant l’enfance et le risque pour le développement, 2017). Quant à la discussion avec la psychanalyse dans la mise à jour des traumatismes enfantins, discipline qui a tendance à passer de mode et qui a définitivement quitté le monde académique, Bernard Lahire la garde, peut-être pour une autre fois, lui qui écrivit il y a peu un plaidoyer pour une lecture sociologique des rêves.

On comprendra qu’il faille soutenir sans faille celles et ceux qui récoltent dans leurs écoles « La misère du monde », pour reprendre le titre d’une autre étude, dirigée par Bourdieu en 1993 (rééditée en 2015 au Seuil). Le livre s’était vendu à 80 000 exemplaires. On peut en souhaiter autant à Bernard Lahire et surtout à celles ou ceux dont cela pourrait améliorer l’existence.

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