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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Albert Memmi, ou l'art du dictionnaire (2 sur 2)

 

Suite et fin de l'article Albert Memmi, ou l'art du dictionnaire, de Claude Boutmédard.

(...) Mais pourquoi un dictionnaire ?

En 2002, dans la présentation de la première édition du Dictionnaire critique à l'usage des incrédules, il dit lui-même qu'il s'agit d'un vieux projet, sans cesse repoussé de rédiger un dictionnaire personnel et il dit avoir été influencé par ceux de Voltaire, de Pierre Bayle ou de Bertrand Russell[1]. On connaît de plus mauvais parrainages.

Et son but étant de : « mettre à la question quelques-unes des idées qui me servent à penser. Je crois bien, qu'à mon tour, je ne m'approuve que dans la distance que je prends par rapport à mes convictions »[2].

Mais dans la préface de la réédition de 2016 Albert Memmi précise les choses :

« (…) pourquoi je (…) propose cette réimpression « en livre de poche » d'un ouvrage paru en 2002 : c'est que les turbulences que j'y décrivais, loin d'avoir disparu, se sont aggravées.

Qui aurait pensé il y a quelques années que les palabres autour de la laïcité allaient reprendre avec cette virulence ? (…)

Voilà que le Pape actuel, pourtant réputé plus libéral que ses prédécesseurs, affirme qu'il faut « réévangéliser l'Europe », des leaders musulmans proclament qu'ils veulent propager leurs lois religieuses. La violence, que l'on croyait légèrement assoupie, déferle à nouveau. La liberté d'expression repasse pour un crime, puni comme tel. On voit même des ruses pour dénoncer la raison, décidément  incapable d'atteindre la vérité ».

Nous voilà donc prévenus.

Et entre cette préface rajoutée en 2016 et l'actuel joli (?) mois de mai 2021, y-a-t-il matière à être rassurés ? Pas vraiment.

Donc, d'urgence, d'accord déambulons dare-dare dans le dico d'Albert !

Comme tout bon dictionnaire, il débute à la lettre A (comme « Absolu » ou « Un monstre philosophique » jusqu'à Z pour « Zélotes » pour lesquels il est dit que : « Les zélotes sont parmi nous ».

Il sous-titre l'article « Intégristes »[3] ainsi : « S'ils sont si sûrs de leur foi, pourquoi la défendent-ils si âprement ? »

Et de développer ainsi : « L'intégrisme n'est pas seulement une opinion, c'est un appel au meurtre. On aurait dû, depuis bien plus longtemps, se poser sérieusement le problème de l'intégrisme, de ce qu'il signifie, et de prendre nettement position. Non seulement sur l'intégrisme du voisin, en l'occurrence celui des islamistes, mais sur les nôtres, ceux qui sommeillent ou se manifestent dans nos communautés respectives ».

S'appuyant sur l'actualité du moment, (lors de la première édition de 2002), notamment la sortie du film de Martin Scorcese, « La Dernière Tentation du Christ », ou la condamnation à mort de l'écrivain anglo-indien Salman Rushdie, Albert Memmi estime que : « L'intégrisme correspond à une conception complète de l'existence, émotionnelle et totalitaire ».

Pour ensuite conclure l'article ainsi : « Si les cieux sont vides, ce ne sont ni le désir ardent qu'ils soient pleins, ni les imprécations contre les incroyants qui les peupleront. Aucune menace, aucune sanction, meurtre compris, n'a jamais pu faire croire des gens qui ne croyaient pas. (...) La raison est simple : la foi  ne se commande pas, ne se démontre pas »[4].

Après  cet  article sur les intégristes, laissons-nous tenter par celui sur les « Hérétiques »[5], lequel est sous-titré : « L'hérétique est un dissident qui n'a pas réussi ».

Et de poser d'entrée le problème en ces termes :  « S'ils sont  assez nombreux et tant qu'ils n'ont pas triomphé, les hérétiques provoquent un schisme et forment une secte en attendant de se transformer en religion.

Le christianisme, à l'origine une hérésie judéenne, ne sera plus ainsi considéré dès qu'il l'aura remporté sur le judaïsme et que les chrétiens auront surpassé les judéens. Le protestantisme, d'abord une hérésie catholique, a cessé de l'être parce qu'il a conquis plusieurs nations. En somme, l'hérétique est surtout un vaincu, qui subit la loi du vainqueur ».

C'est une des agréables surprises d'Albert Memmi dans son dictionnaire : il livre des aphorismes de telle sorte que, il les met en perspective de telle façon que, ce qui nous paraît être du bon sens une fois lu, nous n'aurions même pas su l'exprimer aussi clairement avant de le lire .

Mais on se méprendrait à penser qu'un tel dictionnaire ne s'adresserait qu'aux seuls incroyants, n'oublions pas qu'il se veut dictionnaire critique d'une part, et à l'usage des incrédules, d'autre part.

Remarque étant faite qu'Albert Memmi peut chercher à nous dérouter, ou à être facétieux : à aucun moment, dans ce dictionnaire en tout cas, il ne propose sa définition de chacun de ces deux mots, incroyant et incrédule. Il nous en laisse nous débrouiller seul. Il nous en laisse la totale liberté.

Réservons-nous maintenant pour un morceau de choix, « L’Humanisme »[6] ou, présenté autrement : « L'homme au centre de tout ».

Cet article débute avec la mort de Galilée, le 9 janvier 1642, lequel était assigné à résidence forcée depuis 1633, et lequel était devenu  totalement aveugle depuis 1638. Et c'est au prix, nous dit Memmi, « d'une rétractation navrante, qui nous fait honte aujourd'hui » qu'il a eu la vie sauve. 

Il semblerait que ses juges connaissaient la réalité scientifique de la démonstration galiléenne, et qu'ils en convenaient en privé.

Mais malgré ce, ils ont tenu à obtenir une rétractation, formulée en ces termes : « J'ai été véhémentement suspect d'hérésie pour avoir soutenu et cru que le soleil était le centre du monde et que la terre n'était pas le centre et qu'elle se mouvait ».

Pour Albert Memmi le fait que les juges savaient rend le scandale encore plus grand, parce qu'ils « ont, comme toujours, préféré sacrifier la vérité, et la justice, à l'intangibilité des dogmes. Que deviendrait, en effet, l'ascension du Christ vers les hauteurs célestes si la terre n'est pas le centre de l'univers ? ».

Selon lui, « si l'humanisme est cette philosophie qui s'obstine à donner priorité à l'homme, il est normal qu'il soit suspecté, contesté, brimé par toutes les formes d'organisation sociale qui prétendent servir, d'abord les groupes ou les idéologies ».

Et de préciser que si « On ne transige pas avec l'humain ! », nous n'aurions plus besoin alors des idoles et des dieux, car selon l'excellente formule d'un humaniste contemporain, s'il « n'y a rien à croire  ni à espérer... il y a à vivre et à aider » (Jean Cassou) »[7].

Pour Albert Memmi, l'humanisme est une : « philosophie complète, connaissance et conduite, qui part de l'homme et y retourne ».

Et de terminer par trois remarques :

« La première est que si nous avons le loisir de choisir une autre philosophie (la morale ne s'impose pas, hélas, comme une « nécessité »), nous n'avons pas le choix de choisir ou de ne pas choisir. (…) L'homme demeure  (…). Nous pouvons choisir  de l'opprimer, de le massacrer (...).

La seconde remarque est (…) que si nous choisissons l'injustice, l'inégalité et l'oppression, nous prenons du même coup le risque de la guerre permanente. L'homme se résigne difficilement à  la sujétion.

La troisième remarque est que c'est un projet bien exaltant pour le moraliste, pour le politique, et pour le pédagogue. »[8] [9].

Nous pourrions poursuivre ce survol rapide des articles contenus dans ce dictionnaire.

Vous dire ainsi que sont également cités des personnalités.

Dans son article éponyme, « Voltaire » y est gratifié d'être :  « Le bon sens philosophique »[10], « Spinoza » y figure avec ce remarquable sous-titre : « Penser contre son groupe »[11]. Quant à « Freud », il ne pouvait  que : « Rationaliser l'irrationnel »[12], on y aperçoit aussi « Lacan » sous l'enseigne : « Le Salvador Dali  de la psychanalyse »[13], dont seule la lecture de l'article permet de savoir s'il s'agit ou non d'un compliment.

Des qualités ou des vertus y apparaissent également ça et là (« Respect », « Tolérance », Pureté »).

On y croisera  d'autres développements qui méritent tout autant l'attention, par exemple sur les  « Femmes », les « Libertés », les « Identités », ou les « Blasphèmes ».

D'aucuns s'étonneront de la présence de certaines entrées.

Comme celle relative à la conjonction « Donc » (qui peut témoigner de : « Une logique en trompe-l’œil »). Elle mérite pourtant amplement le détour.

Ou celle sur les « Laïcistes ». Alors qu’on aurait pu, dans ce dernier cas, s’attendre à un intitulé sur la Laïcité elle-même, ou sur les mots laïque et laïc. Ne serait-ce pas ici une façon de s’intéresser, n’hésitons pas à être légèrement provocateur et iconoclaste, plus aux hommes au service de cette église qui n’en est pas une, qu’à cette foi démarquée des croyances ?

Enfin, Albert Memmi pouvait aussi être homme à bousculer les codes d'un dictionnaire, en y introduisant une pointe d'humour.

Existe-t-il beaucoup de dictionnaires intégrant un article consacré aux « Sottises et roueries » ? Dont il est souligné dans celui-ci que : « Même les dieux sont impuissants contre la sottise ».

 

En introduisant Albert Memmi et son Dictionnaire critique à l’usage des incrédules, nous nous sommes interrogés sur la raison pour laquelle l’auteur s’était lancé dans une telle entreprise dictionnairique.

La question mériterait d’être élargie au concept même de dictionnaire.

Il existe une variété infinie de dictionnaires, c’est vraisemblablement un genre littéraire, ou un concept éditorial à part entière. Ils peuvent être ciblés sur un thème[14] ou un secteur[15], de pensées ou d’activités.

Une maison d’édition va même jusqu’à faire paraître des dictionnaires amoureux[16].

Il y aurait donc, parmi les hommes, ce besoin de recourir à une telle méthode de diffusion de la connaissance et de la pensée. Car connaissance et pensée ont un besoin de mots pour s'exprimer et aussi d'ordre pour les rationaliser. L'ordre alphabétique est là dans ce but.

Car les mots représentent de véritables outils. Et ces mots s’élaborent, pour ce qui relève de notre alphabet, à partir de vingt-six petits signes.

Signes totalement symboliques et abstraits pour qui ne connaît pas cet alphabet.

Pris séparément, ces signes, ces lettres, apparaissent particulièrement insignifiants, fragiles, vulnérables, et même innocents. Mais ils peuvent être capables d'être redoutables pour qui sait les assembler et créer du sens.

Dès lors, surtout en ces temps particulièrement troublés, où la vitesse de transmission d’une information, ou de réaction à un fait, peuvent donner l’impression d’être la pensée elle-même, alors qu’il ne s’agit trop souvent que d’un jet éphémère, qu’il nous soit autorisé de terminer par une anecdote.

Elle aurait peut-être plu à Albert Memmi lui-même, à moins qu’elle ne lui fût déjà connue[17] :

« La délégation venue de la cour s’incline devant Confucius. « Les enfants ne respectent plus leur père, ni les pères leurs engagements. Les digues n’étant plus entretenues, le fleuve Jaune sort de son lit et noie les récoltes. Les paysans affamés ont mangé leurs semences pour survivre et ne peuvent plus ni semer ni payer l’impôt. Les gouverneurs gardent l’argent du Trésor et les soldats sans solde dévastent l’Empire. Le Mandat céleste est interrompu. Maître, que faire ? ». Confucius répond : « Un dictionnaire. »

 

[1]cf. Dictionnaire philosophique de Voltaire, 1764 ; Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle, 1697 ; Dictionnary of mind, matter and morals  de Bertrand Russell, 1952.

[2]op.cit. page 13.

[3]op.cit. page 225.

[4]op.cit. page 235.

[5]op.cit. pages 178 à 184.

[6]op.cit . pages 201 à 214.

[7]Jean Cassou  (1897-1986), écrivain et poète. Inspecteur des Monuments historiques depuis 1932,  il entra en 1936 au cabinet de Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale et des  Beaux-Arts. Il fût aussi directeur du Musée national d'art moderne de Paris. Résistant confirmé, il a été nommé en 1944 commissaire de la République pour la région de Toulouse, et fait Compagnon dans l'Ordre de la Libération. Par ailleurs, il était franc-maçon.

[8]Chaque article du dictionnaire renvoie à des références bibliographiques situées en fin d'ouvrage. S'agissant de « Humanisme », il est précisé que ce texte a servi de point de départ  à des conférences,  notamment au siège du Grand Orient de France où Albert Memmi fût invité de la Fraternelle de l'Enseignement, op. cit. page 522..

[9]Albert Memmi a également été reçu comme conférencier par la loge Roger Leray, du G.O.D.F., à Paris (cf. La  Laïcité, une vocation civilisatrice et universelle, Jean-Francis Dauriac (sous la direction de), Cahiers de Francs-maçons, travail collectif  de l'association Roger Leray, Entremises Éditions, mars 2021.

[10]op.cit. pages 496 à 504.

[11]op.cit. pages 472 à 479.

[12]op.cit. pages 162 à 169.

[13]op.cit. pages 255 à 265.

[14]Pour un franc-maçon, il sera ainsi difficile d'échapper au Dictionnaire de la franc-maçonnerie, établi sous la direction de Daniel Ligou, Quadrige/PUF, 2004 pour la 1ère édition, 1360 pages.

[15]A signaler, par exemple, Mon dictionnaire géopolitique, Frédéric Encel, Quadrige/PUF, 2019. On y remarquera trois entrées inattendues, s'agissant de géopolitique : les articles « Franc-maçonnerie », « Fraternité » et « Laïcité ».

[16]Parmi lesquels on  peut citer le Dictionnaire amoureux de la franc-maçonnerie, par Alain Bauer, ou le Dictionnaire amoureux de la laïcité, par Henri Pena-Ruiz. Mais, en toute subjectivité entièrement assumée, nous tenons à y rajouter le Dictionnaire amoureux du rugby, par Daniel Herrero, le  Dictionnaire amoureux de la Suisse, par Metin Arditi  et, cela va de soi, le Dictionnaire amoureux des dictionnaires, par Alain Rey. Tous édités chez PLON.

[17]Évoquée en ces termes-là par  Jean-François Deniau dans son livre Ce que je crois, Grasset, 1992, et Le Livre de  Poche, n°9784, 1994.

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L
On peut observer avec deux notes de bas de pages (8 et 9), qu'Albert Memmi pouvait être invité au GODF. Est-ce à dire qu'il était comme profane, ou peut-on comprendre qu'il était franc-maçon lui-même? Et, quelle que soit la réponse, sait-on s'il intervenait également dans d'autres obédiences?
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