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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Albert Memmi, ou l'art du dictionnaire (1 sur 2)

Claude Boutmédard

 

C'était le 22 mai 2020, dans quelques jours cela fera donc une année, ce jour-là décédait Albert Memmi, à 99 ans.

Décédé presque centenaire, de cet écrivain et sociologue assez discret, on pourrait pourtant presque dire que, tel un chat, il aura eu plusieurs vies.

Il est né le 15 décembre 1920 à Tunis, en une Tunisie alors sous protectorat français, et dans une famille éminemment modeste. Son père était artisan bourrelier[1] d'origine juive italienne, quant à sa mère, femme au foyer, elle mêlait une origine juive sépharade et une ascendance berbère, et elle était illettrée.

Mais ce terreau fondateur est fondamental pour faire aussi de lui, en plus du reste, un arabophone.

Ce faisant, et bien qu'étant issu d'une fratrie d'une dizaine d'enfants[2], il est un exemple de parfaite réussite scolaire et sociale.

Il sera de ces enfants reconnus par une République qui savait déceler le mérite, puis savait le favoriser par l'accès au lycée et savait l'encourager au moyen d'une bourse. D'abord au lycée Carnot de Tunis, puis à l'université d'Alger. Cette République-là lui permettra donc, au delà d'une seule ascension sociale, une véritable ascension intellectuelle[3].

On retiendra, parmi bien d'autres éléments, qu'il a été professeur honoraire à l'Université de Paris, professeur à celle de Washington, membre du Conseil de l'Université de Princeton, professeur honoraire à l’École des Hautes Études Commerciales, à Paris également.

Mais il n'obtiendra la nationalité française qu'en 1967, soit à l'âge de 47 ans, alors qu'il est installé en France métropolitaine depuis 1956, après l'indépendance tunisienne.

Il n'était pas qu'enseignant, écrivant à ce titre des ouvrages universitaires, il était aussi écrivain.

On souhaite même retenir et souligner que le premier de ses livres, La Statue de sel[4], fût préfacé par un certain Albert Camus.

À ce stade, il est difficile de ne pas remarquer entre les deux hommes des parcours assez symétriques, assez comparables, entre des origines méditerranéennes, une extraction sociale modeste, une mère analphabète dans les deux cas, sans parler de leur relative faible différence d'âge, laquelle n'est que de sept années, Camus étant né en 1913.

Peut-être même que le parcours d'Albert Memmi a été encore plus chaotique que celui d'Albert Camus, lequel n'était pourtant pas exempt de secousses et autres soubresauts.

Dans la préface mentionnée supra, Albert Camus ira jusqu'à écrire d'Albert Memmi : « (…), la France de Vichy le livre aux Allemands[5], et la France libre, le jour où il veut se battre pour elle, lui demande de changer la consonance judaïque de son nom ».

 

On ne résumera évidemment pas, ici et en quelques lignes, un quasi centenaire d'existence, surtout d'une telle existence, ni les faits ni les œuvres les plus saillants d'une vie intellectuelle riche à plus d'un titre.

Tout en souhaitant éviter d'être exhaustif gardons à l'esprit que Albert Memmi est le père de quelques concepts .

En particulier ceux de « judéité » ou de « hétérophobie ».

Avec judéité[6], Albert Memmi souhaite comprendre ce qu'être Juif peut vouloir signifier. Ce type d'exploration déclinée en maints ouvrages influencera nombre de  philosophes dès l'apparition du concept dans les années 1970.

S'agissant d'hétérophobie, dans l'esprit d'Albert Memmi, le concept va au delà d'un « simple » racisme[7]. Pour lui est hétérophobe ce qui peut se caractériser comme un : « refus d'autrui au nom de n'importe quelle différence ».

De manière générale, et sans être vraiment éloigné des deux précédents, c'est tout un concept de dépendance[8] qui va le travailler, en particulier sur tout ce qui touche de près ou de loin à la colonisation et/ou à la décolonisation[9].

Mais si l'on désespère de pouvoir résumer, ou synthétiser à la fois une vie et mille pensées conçues et exposées pendant toute cette vie, on observera que d'une certaine manière, étant l'auteur d'un dictionnaire[10], Albert Memmi nous tend une perche pour mieux le comprendre, il nous tend une main pour mieux l'accompagner. Ne manquons pas de la saisir.

(...)

La suite est prévue le 22 mai 2021.

 

[1]« A mon père bourrelier » est la dédicace de son premier livre, la Statue de sel (éditions Gallimard, 1966), livre évoqué plus avant.

[2]Selon les sources consultées, la dite fratrie va de 8 à 13 enfants. Catherine Déchamp-Le Roux, professeure émérite de l’Université de Lille, dans Avant-Propos aux textes d'Albert Memmi « Sociologie des rapports entre colonisateurs et colonisés » et « Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres », le dit second d'une famille de treize enfants. Isabelle Gouarné dans le dictionnaire Maîtron parle de onze. Wikipedia le donne aîné de huit.

[3]Son attachement républicain est d'ailleurs à souligner. À cet égard, Albert Memmi est à compter parmi les fondateurs du Comité Laïcité  République. Lequel C.L.R. sut le rappeler au moment de son décès.

[4]cf. La Statue de sel, Ed. Gallimard, 1953. En poche chez Folio, n°206, 2011.

[5]Il sera envoyé dans un camp de travail forcé entre 1942 et 1943, pendant l'occupation de la Tunisie par les Allemands. Cf.  Journal de guerre 1939-1943, édité par  Guy Dugas, CNRS, Biblis, 2019.

[6]cf. , notamment, Portrait d'un juif, Gallimard, 1962, Folio n°3829 ; La Libération du juif, Gallimard, 1966, Folio n°5247 ; Le juif et l'autre, Christian de Bartillat Ed., 1995 ; Juifs et arabes, Gallimard, 1974.

[7]cf. Le racisme (description, définition, traitement), Gallimard, 1979, Folio, 1994.

[8]cf. La Dépendance (Esquisse pour un portrait du dépendant), préface de Fernand Braudel, suivi d'une Lettre de Vercors, Gallimard, 1979, Folio, 1993.

[9]cf. Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur, Gallimard, 1995, avec une préface de Jean-Paul Sartre dans la 1ère édition, en 1957, Buchet/Chastel Ed., Portrait du décolonisé arabo-musulman, et de quelques autres, Gallimard, 2005, Folio n°131.

[10]cf : Dictionnaire critique à l'usage des incrédules, Éditions du Félin, 2002, réédition en 2017 (le félin poche), ISBN : 978-286645-857-7

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