Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Julien Vercel
Le roman de Jonathan Coe (Gallimard, 2021) est teinté d’une nostalgie bienfaisante.
Nostalgie parce que le récit est construit à partir des souvenirs de la narratrice, Calista Frangopoulou, compositrice bientôt âgée de 60 ans en 2013, mariée et mère de deux filles dont l’une part pour Sidney et l’autre s’apprête à avorter et à renoncer à ses études à Oxford. Calista se souvient lorsqu’elle fut engagée, en 1977, comme interprête sur le tournage à Corfou de Fedora de Billy Wilder puis comme assistante du scénariste I. A. L. Diamond sur la suite du tournage à Munich, en France à Cherbourg puis à Paris près de Meaux.
Fedora, en écho du Boulevard du crépuscule (1950), raconte l’histoire d’une grande actrice retirée dans une île grecque. Audrey, l’épouse du réalisateur résume le film : « C’est une tragédie sur quelqu’un qui a connu les sommets, mais pour qui tout est fini désormais » ; « C’est un film sur Fedora. C’est elle l’héroïne tragique. Et c’est à ʺelleʺ que Billy s’identifie ». Pour Calista, « le film montre une telle compassion envers ses personnages : ses personnages vieillissants, en particulier - les hommes comme les femmes -, qui luttent pour trouver leur place dans un monde qui ne s’intéresse qu’à la jeunesse et à la nouveauté ».
Car l’avant-dernier film (1) de Billy Wilder ne connut qu’un succès à New York et au festival de Cannes ! C’est la deuxième source de nostalgie : « Ce qu’il avait à offrir, plus personne n’en voulait vraiment ». Billy Wilder apparaît en effet décalé, old school, dans le monde des années 1970. Comme le réalisateur le confie : « Nous sommes plutôt de l’école de Lubitsch. (...) On ne souligne pas les choses. On les suggère. On a recours à un peu de subtilité, on pousse le spectateur à faire le travail ». S’il avoue « Je ne considèrerai jamais les seins comme dépassés, Dieu m’en garde », le réalisateur rejette le cinéma explicite de son époque : « Ernst Lubitsch pouvait faire davantage avec une porte fermée que la plupart des cinéastes avec une braguette ouverte ».
Lors du tournage en Allemagne, Calista le décrit hanté par le souvenir de sa famille disparue pendant la guerre, c’est pourquoi il demande à un jeune Allemand séduit par les thèses négationnistes : « S’il n’y a pas eu d’Holocauste, où est ma mère ? ».
Bien sûr, la nostalgie n’est pas désespérée et les bons mots finissent par fuser chez Billy Wilder : « Ce sont les pessimistes qui ont atterri à Beverly Hills avec une piscine dans leur jardin, et ce sont les optimistes qui ont fini en camp de concentration ». Ou encore, sur les prostituées, il explique : « La cuisine maison, c’est très bien, mais c’est agréable de manger au restaurant une fois de temps en temps » (2).
Le réalisateur est aussi toujours prompt à saisir une bonne idée quand elle se présente. Ainsi lors de sa première rencontre avec Calista, alors que la jeune fille ne connaît rien de lui et de son oeuvre, boit trop pendant le dîner et baîlle, Billy Wilder s’en inspire pour dénouer une scène de son film : un homme voit la plus belle femme du monde mais il baîlle parce qu’il n’a pas dormi, du coup Fedora est attirée par lui !
L’humour de Jonathan Coe s’ajoute à celui de Wilder. Et voilà Calista qui, honteuse de ne rien savoir sur le réalisateur qu’elle a rencontré, achète l’Encyclopédie Halliwell du cinéma et le Guide Halliwell du parfait cinéphile pour apprendre des passages par coeur et être incollable.
De retour en 2013, Calista propose à son époux de s’occuper du bébé de leur fille, Francesca, qui ainsi, ne serait pas contrainte d’avorter et pourrait aller étudier à Oxford, comme si elle se souvenait une dernière fois des paroles de Billy Wilder : « Avec l’âge, les espoirs rapetissent et les regrets grandissent. Le défi, c’est de lutter contre ça. D’empêcher les regrets de prendre le dessus ».
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1. Le dernier film de Billy Wilder est Victor la gaffe (Buddy Buddy, 1981).
2. Les sources des citations sont référencées à la fin du roman.