Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
Il aura fallu attendre plus de trois quarts de siècle pour que soit traduit en français le roman de Günther Anders, la Catacombe de Molussie, achevé en 1938 et qui connut cette année-là une première édition américaine. Il fut publié pour la première fois en Allemand en 1992, dans une version augmentée. Le livre vient d’être publié par l’Echappée, dans la collection illusio (24 euros pour 567 pages). On ne peut que féliciter les traducteurs Annika Ellenberger, Perrine Wilhelm et Christophe David pour leur travail colossal. Le texte était d’autant plus attendu par les lecteurs d’Anders, de plus en plus nombreux, que de la Molussie, pays dictatorial qui symbolise essentiellement l’Allemagne nazie, il avait été question sous forme d’extraits ou d’allusions dans plusieurs œuvres précédemment parues.
Il s’agit d’un dialogue qui se passe entre une vieille et une jeune personnes vivant dans le noir dans une prison, se racontant de génération en génération de prisonniers des histoires qui maintiennent la mémoire et décrivent une dictature, puis une révolution, et ce de manière pénétrante mais romanesque, gérant au passage quelques contradictions. Si des massacres sont décrits, il ne s’agit pas pour autant d’une anticipation du génocide des Juifs d’Europe, inconnu ou, surtout, non formulé à l’époque. L’exemple mussolinien, comme celui du nazisme montant, se mélangent dans l’imaginaire d’Anders. Le texte est parsemé de poèmes qui présentent une autre dimension de l’auteur. Même si l’écriture est originale, nous sommes à la fois dans Swift et dans Kafka. Les problèmes philosophiques et moraux se succèdent et la lecture n’est finalement pas si difficile. Certains noms sont codés, comme Règedié, à lire à l’envers avec un accent français pour donner Heidegger. Dans ce registre, Anders s’amuse.
Autre lecture possible, le fait que le romancier-philosophe ait écrit une vraie-fausse Bible, ce qui pourrait se soutenir de l’existence, en marge du roman, « d’apocryphes molussiens », formule dont l’humour de ce Juif ashkénaze athée n’échappera à personne.
Ce magnifique ouvrage vaut également par la postface de Gerhard Oberflick, universitaire et responsable du magazine Neues Forum à Vienne qui gère la succession d’Anders, ce qui nous promet d’autres textes essentiels à venir. Le philosophe reconstitue les conversations qu’il a eues avec le maître jusqu’à la fin de sa vie en 1992. On lui doit sans doute d’avoir convaincu Anders de laisser publier ce manuscrit molussien, extrait d’un coffre de plus en plus lourd, qui avait voyagé d’Allemagne en France, puis en Amérique, et ce dans plusieurs villes (New-York, San Diego, Los Angeles), avant de revenir en Europe, à Vienne, Anders ayant refusé de vivre dans aucun des deux Etats allemands.
La valeur morale du philosophe-romancier-journaliste-militant se confirme dans cette postface, notamment vis-à-vis de sa deuxième épouse, Elisabeth Freundlich, dont il était séparé, mais qu’il assista dans les dernières années de sa vie où elle était devenue aveugle. Sa troisième femme, la pianiste Charlotte Lois Zelka étant partie sans donner de nouvelles en 1972. En replongeant dans l’histoire, on apprend qu’Anders avait organisé en 1928 un séminaire privé sur Hitler qu’il prenait au sérieux après la sortie trois années plus tôt de Mein Kampf. Berthold Brecht, moins malin, parlait d’un peintre en bâtiment minable. De doctes universitaires conseillaient en 1929-1930 à Anders de patienter pour avancer dans ses travaux de recherche, le temps que les nazis fassent un petit tour de piste et s’en aillent. Son habilitation universitaire ouvrant au professorat, le travail qu’il voulait consacrer à la musique et qu’Adorno dédaigna, pouvait attendre un peu. Anders était pour sa part de plus en plus inquiet de l’évolution du régime. D’ailleurs, alors que sa première femme Hannah Arendt n’était pas encore terrorisée et attendra quelques mois pour fuir l’Allemagne, Anders partit en France dès 1933, juste après l’incendie du Reichstag.
On ne sait si un texte d’Anders sortira un jour sur notre pays, la France, appelée la Glorilie, (pays de la gloire) dans les Catacombes et dont notre auteur ne semble pas garder un excellent souvenir, pas davantage d’ailleurs qu’Hannah Arendt et les autres exilés qui finirent par choisir, faute de mieux, les États-Unis.
En attendant, on peut lire La Catacombe de Molussie et le conseiller autour de soi, d'autant qu'Anders, né Stern, fut un militant anti-nucléaire précoce. Que de talents, cher Günther!