Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Yolande Bacot
Il faut lire d’urgence l’ouvrage du journaliste et historien d’origine bolivienne, Pablo Stefanoni, La rébellion est-elle passée à droite ? même si la plongée dans les droites néo-réactionnaires des États-Unis, d’Europe et d’Amérique latine fait froid dans le dos…
Pablo Stefanoni fait, sans prétendre à l’exhaustivité, une recension de certaines de ces mouvances, mais surtout la description circonstanciée des mécanismes qui en assurent le succès en alertant, de manière on ne peut plus salutaire, sur leur « potentiel expansif ». Ces nouvelles droites, à l’œuvre un peu partout dans le monde, réussissent, en effet, le tour de force de concilier des inconciliables : nationalisme et antiétatisme, racisme, sexisme et appel du pied à la communauté LGBTQ, écologie et totalitarisme vert, etc… Tout ce qui traditionnellement relèverait d’une démarche d’émancipation ou du progressisme est, en effet, recyclé rhétoriquement au sein de ces mouvances pour soutenir un discours anti égalitaire, raciste, xénophobe. L’auteur souligne leur inventivité et la séduction qu’elles opèrent, notamment par le caractère transgressif de leurs discours, sur une partie de la population devenue défiante à l’égard des institutions et des partis traditionnels, défiance favorisée par un contexte d’inégalités croissantes et la peur d’un avenir que les menaces climatiques rendent très anxiogène. Cet effet de nouveauté fait alors apparaître la gauche et ses valeurs comme dépassées. Le succès des différents courants néo-réactionnaires que décrit l’auteur tient aussi aux supports médiatiques par lesquels ils se diffusent, youtubeurs et influenceurs relayant sur le net et les réseaux sociaux avec le savoir-faire techno-médiatique qui les caractérisent, et souvent à jet continu, idées et postures issues de ces contre-cultures néo-réactionnaires. La préface à l’édition française de l’ouvrage insiste sur le caractère rhizomique de la nébuleuse néoréactionnaire « qui n’a nul besoin d’un principe d’unité pour former système et se caractérise avant tout par un « principe de connexion et d’hétérogénéité ». (Michel Foucault in l’Archéologie du savoir, « les formations discursives », Paris, Gallimard, 1969). L’essai de Pablo Stefanoni entend, en effet, mettre l’accent sur la diversité et la labilité des thèmes, des supports, des productions, des médiateurs et des publics mobilisés par ces mouvances.
Dans l’introduction à son essai, l’auteur souligne que la gauche ayant perdu la capacité à capitaliser l’indignation sociale, « n’incarnant plus la désobéissance et la transgression qu’elle était censée incarnée historiquement », c’est une certaine droite qui a conquis ce terrain, se révélant de plus en plus efficace dans la remise en cause du « système ».
L’ouvrage comprend cinq chapitres et un épilogue.
Le premier est consacré aux transformations qui se sont opérées au sein des droites : de Reagan et Thatcher aux droites dites alternatives qui, aux USA, ont soutenu, en 2016, la campagne de Donald Trump. Le succès électoral de Trump en a fait « une force établie et légitime ». L’alt-right, précise l’auteur, est « un univers bariolé, peuplé de nationalistes blancs, de paléo-libertariens et de néo-réactionnaires. Le paléo-libertarianisme, dont le père fondateur est l’économiste Murray Rothbard, se veut une synthèse entre le libertarianisme classique - abolition de l’État, privatisation totale de la vie sociale, y compris la justice et l’abolition des lois - et l’extrême-droite, préconisant le renforcement des institutions de la famille, des églises et des entreprises.
Le deuxième chapitre s’attache à montrer comment le politiquement incorrect est devenu le mantra de ces droites néo-réactionnaires s’enorgueillissant d’une dissidence culturelle jusqu’alors ancrée du côté progressiste et qui, subséquemment, devient le tenant du politiquement correct - dit aussi outre atlantique wokisme -, dans un contexte où « le sujet de la gauche s’est déplacé des majorités - la classe ouvrière - vers les minorités et les « faibles » ». L’auteur souligne, à cet égard, que la montée en puissance du thème de la mémoire qui a beaucoup impacté les mondes politique et académique a eu pour effet de valoriser une mémoire des victimes au détriment d’une mémoire des luttes, sans en dénier toutefois la pertinence.
Le paléo-libertarianisme, dont la définition a été donnée plus haut, est le thème central du troisième chapitre de l’ouvrage qui s’interroge sur la manière dont a pu s’opérer la compatibilité idéologique entre la sensibilité libertarienne et l’extrême-droite. Classiquement, le libertarianisme vise à éliminer au maximum l’emprise de l’État et a fortiori s’agissant de la sphère privée. Mais, l’auteur constate le fait que s’est opéré un changement chez nombre de libertariens qui reprennent désormais des discours réactionnaires dans le domaine des mœurs et de la culture. Il note que « les libertariens contemporains, tout comme les réactionnaires, détestent « le mensonge égalitaire » (…), méprisent toute forme de pensée « politiquement correcte » (féminisme, droits civiques, multiculturalisme etc…) ressentent un malaise croissant face à la démocratie et tendent à imaginer des formes post démocratiques (…) ». Ceci n’est pas spécifiquement états-unien ; les mobilisations antivaccin en France et en Europe témoignent, en effet, d’une sensibilité proto libertarienne en hybridation complexe avec la « fachosphère ».
Plus surprenant encore que le précédent chapitre, le quatrième de l’ouvrage s’attache à ce que certains analystes ont baptisé « homonationalisme », terme recouvrant la manière dont « les droits des femmes ou des homosexuels peuvent être mis en avant dans une perspective xénophobe, non seulement dans des partis politiques, mais aussi dans les mouvements LGBT eux-mêmes (…) ». Pablo Stefanoni cite, à cet égard, Didier Eribon, horrifié que certains secteurs du mouvement LGBTQ aient « commencé à définir leur identité et leurs combats dans les termes d’une défense de l’identité nationale menacée, appliquant ainsi à d’autres catégories le discours sur l’ennemi intérieur mettant en danger la nation, la société et la culture qu’on leur avait appliqué auparavant ».
Enfin, l’écofascisme et ses diverses déclinaisons nourrissent les développements du dernier chapitre ; la crise écologique alimentant ce que l’auteur appelle « une morale du canot de sauvetage », suivant laquelle, en essayant de sauver tout le monde, on n’arrivera à sauver personne et que les priorités écologiques doivent être définies en termes de hiérarchie ethno-civilisationnelle…
Pablo Stefanoni ne se contente pas de cet état des lieux, aussi passionnant à lire qu’angoissant. L’épilogue de son ouvrage tente d’ouvrir des perspectives qui ne passent ni par un populisme réactionnaire ni par un néolibéralisme progressiste entendu comme un mélange d’idéaux émancipateurs tronqués et de formes fatales de financiarisation à l’image de la présidence de Barack Obama, en distinguant les contextes états-unien et européen et à partir du constat qu’il est, aujourd’hui, clairement impossible de construire des majorités populaires sur la base des anciennes identités de gauche. Se référant aux programmes de Bernie Sanders, à celui de Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne, Pablo Stefanoni estime possible de renouer avec les revendications matérielles des classes populaires, sans renoncer au projet émancipateur issu du mouvement des droits civiques, de « revitaliser le potentiel transformateur du socialisme démocratique, désormais décliné sur un mode à la fois écologique et social : promouvoir des changements réformistes de manière radicale, être capable de mobiliser des secteurs importants de la population derrière ces objectifs, et, surtout, capter l’enthousiasme et l’imagination des nouvelles générations. » Autrement dit, il s'agit de radicaliser la social - démocratie, tout un programme auquel tout vrai progressiste ne peut qu’adhérer !
Pablo Stefanoni, La rébellion est-elle passée à droite ? Editions originale, 2021, édition française à la Découverte, 2022, Traduction, Marc Saint-Exupéry, 22 euros.