Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
8 Octobre 2023
Panaït Istrati: un prince de la littérature
Panaït Istrati, né en 1884 à Braila, ville portuaire située sur les bords du Danube, et mort à Bucarest en 1935, est un écrivain attachant à plus d’un titre. Fils d’une blanchisseuse roumaine et d’un contrebandier grec tué peu après sa naissance par les garde-côtes, il fut un élève médiocre, sauf en lecture et écriture. Il commença à travailler à treize ans pour des bouchées de pain comme cabaretier, puis comme soutier sur les bateaux qui lui permirent de voyager loin de sa terre natale. Il apprit très jeune le grec, langue de son père, puis le français, qu’il connut rapidement à la perfection sans jamais ouvrir un ouvrage de grammaire.
Confronté au fascisme et à l’antisémitisme roumain, devenu marxiste, il s’opposa cependant très fortement au stalinisme. Il aura construit peu à peu une œuvre romanesque considérable, commencée en 1924, en même temps qu’une posture libertaire. Auteur d’un nombre impressionnant de textes écrits en une dizaine d’années seulement et uniquement en langue française, il est aujourd’hui redécouvert et fait l’objet d’une belle édition critique chez Libretto en trois gros volumes relativement bon marché (environ 15 euros). En revanche, l’œuvre journalistique, commencée en 1906, en roumain, n’est encore que partiellement traduite. Elle a été essentiellement écrite pour les revues et journaux du mouvement ouvrier et socialiste roumain.
Une publication, entre revue et magazine, se consacre depuis 2012 à la vie et à l’œuvre de Panaït Istrati, sous le titre le Haïdouc, d'après le titre d'un de ses romans, Présentation des haïdoucs. Que signifie ce titre apparemment mystérieux ? José Carlos Mariátegui, grand admirateur d’Istrati et fondateur de la revue péruvienne Armanta, en donne la définition suivante (le Haïdouc, n° 16/17/18) : « Qu’est-ce que le haïdouc ? Panaït Istrati ne le définit pas, il le présente ; il le fait vivre dans ses récits passionnés et passionnants. Le haïdouc est un personnage un peu romantique et très primitif des forêts et chemins de Roumanie. C’est un homme qui vit hors de la loi, au jour le jour, poursuivi par les gendarmes, moitié bandit, moitié contrebandier (…) ». Errance, pauvreté, rébellion, l’univers romanesque d’Istrati, bien que l'écrivain soit très engagé dans la défense des libertés, ne fait pas de lui un révolutionnaire, mais un révolté. Cette position, à l’époque des grands récits millénaristes, n’aura pas été très confortable pour celui que l’on a surnommé à la fois le Gorki des Balkans et le Prince des vagabonds, mais elle lui aura donné une puissance imaginaire assez rare.
La revue le Haïdouc, qui attaque sa onzième saison, fonctionne comme bulletin d’information de la société des amis de Panaït Istrati. Remarquablement illustrée, elle utilise pour les citations qu’elle produit en couverture un caractère typographique de machine à écrire qui crée une ambiance délicieusement rétro. Dirigé par Christian Delrue, le Haïdouc bénéficie désormais d’une solide équipe rédactionnelle et universitaire, en France, en Roumanie, mais aussi dans des pays latins et anglosaxons. Il existe à Bucarest, depuis 1990, une antenne de l’association. Deux centres de documentation, dédiés à l’écrivain ont été également créés à l'Institut Mémoires de l'Édition Contemporaine (IMEC) et à l’Université de Nice, ville où l’écrivain et sa dernière épouse vécurent quelques mois à la fin de l’existence du prince des haïdoucs qui menait ses derniers combats contre la phtisie qui l’emportera.
L’un des intérêts majeurs de cette revue le Haïdouc est de mettre Panaït Istrati au centre d’une configuration littéraire, historique et politique, traversée par des amitiés souvent menacées par le contexte de l’époque. Il s’agit également de traiter des relations culturelles entre la France et la Roumanie.
Istrati fit rapidement du français sa langue d’écriture et il se traduisit lui-même en roumain. Cette opération fut complexe, puisque l’écrivain déclara, à propos de la version française de Mos Anghel (L’Oncle Anghel) en 1925 qu’il s’agissait d’une œuvre originale. Il se vit ensuite édité dans son pays par des amateurs, puis des professionnels, surtout depuis la fin du communisme et le retour en grâce de celui qui est devenu un héros littéraire national.
Antifasciste de la première heure, malgré des propos parfois douteux sur la situation politique roumaine, Istrati eut à connaitre de très près le stalinisme dans la jeune URSS, où il vécut juste avant les grands procès de Moscou et la massification de la folie meurtrière. Cela complique sérieusement ses relations avec l’écrivain français Romain Rolland qui l’avait pris sous son aile, amitié dont témoigne une longue correspondance éditée (1919-1935). A propos des méfaits du stalinisme, Christian Delrue a publié dans l’un des premiers numéros de sa revue (7/8/9, été 2016) l’analyse de l’affaire Victor Serge. Dans un dossier très documenté, l’auteur nous rappelle que ce journaliste d’origine belge fut emprisonné à Moscou et qu’Istrati tenta d’organiser sa défense. Il avait déjà pris parti pour un ouvrier russe, contestataire, Roussokov. Delrue nous replonge dans l’ambiance répressive de l’époque. L’anarcho-bolchevique qu’était Serge fut mis dans le même panier que les trotskistes et les mauvais coucheurs de tout poil, classés comme ennemis du peuple. Delrue nous explique en détails comment Istrati, malade, va cependant réussir à s’extraire de Russie, puis de Roumanie, pour venir ensuite en France, à Paris, par Alexandrie, puis à Nice. Il retournera ensuite à Bucarest, longtemps après avoir battu sa coulpe quant à ses illusions sur la révolution russe. Quand Victor Serge fut enfin relâché, Istrati était parti pour le néant, car il ne croyait même pas au paradis des haïdoucs. Il aura eu le temps de repenser à tous les pays qu’il avait visités, aux personnages hauts en couleurs qu’il aura rencontrés, aux femmes de sa vie, aux langues apprises avec une facilité déconcertante. On se reportera à ce propos à l’article d’Aurélien Demars: « Déracinement et pérégrinations : le départ vers l’ailleurs chez Istrati » (numéros 23/24 et 25, hiver 2019).
On aura compris que le personnage d’Istrati s’est trouvé au centre d’une complexité littéraire politique et humaine. Ses descriptions de la misère qui régnait en Roumanie, en Égypte et au Liban, les souvenirs de l’occupation turque, des méfaits du stalinisme, sont sidérantes. Du coup, la revue le Haïdouc contribue à éclairer, à son tour le paysage si riche de la culture dans les années 1930. Il restera à nos lectrices et lecteurs à (re)découvrir une œuvre d’abord éditée par Gallimard, puis par libretto, depuis Kyra Kyralina (1924), jusqu’à l'ouvrage posthume, Méditerranée coucher du soleil.
ERRATUM : cet article a été modifié et complété sur des points factuels à la suite d'échanges avec Christian Delrue, que la rédaction remercie pour son attention.