Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
Encore, hélas, trois fois hélas, une belle revue qui connaît des difficultés. Les amis de Panaït Istrati ont décidé que leur « bulletin d’information et de liaison » semestriel passerait à une périodicité annuelle, en conservant l’espoir que l’avenir redevienne radieux. Pour l’instant, le numéro 33 de cette publication constitue un exemple canonique d’analyse historique fouillée. Il s’agit d’étudier la manière dont l’écrivain que la revue le Haïdouc célèbre numéro après numéro a été mis en oubli. Pour ce faire, Christian Delrue, Christian Portemont, Denis Taurel, Alain Dugrand et Marina Perisanu établissent un regard croisé et fort érudit entre trois langues, le français, le roumain et le russe, scrutant les processus d’édition et de traduction. Cela permet de comprendre précisément comment aura agi dans ce processus de mise en oubli l’écrivain et néanmoins agent d’influence du gouvernement soviétique que fut Ilya Ehrenbourg.
Traducteur, romancier, journaliste, Ehrenbourg, Juif de langue russe assimilé et communiste convaincu, est né en 1891 à Kiev et mort en 1967 à Moscou. Il aura passé son existence entre la Russie, Paris et quelques pays d’Europe, glissant comme une anguille à travers les gouttes de la répression soviétique. C’est par un de ses textes, une sorte de portrait fielleux d’Istrati publié dans Novy Mir (nouveau monde), en 1961, que la mise au tombeau de l’écrivain roumain s’est effectuée, le Russe déniant ce statut à l’auteur du roman le Haïdouc, le renvoyant à une position de conteur ne parlant bien aucune langue, inventant probablement un lieu de rencontre et rejetant « le Gorki des Balkans » dans un anarchisme sentimental. Ehrenbourg fut en partie inspiré par une note d’un stalinien roumain, Alexandru Oprea, que la revue reproduit. Il suffit de lire un ou deux romans d’Istrati pour comprendre que non seulement l’auteur maîtrisait remarquablement le Français, mais qu’il était devenu un grand maître de notre littérature et qu’Ehrenbourg, quel que soit son talent, ne tient pas la comparaison.
Denis Taurel estime qu’il s’est agi en fait d’un troisième enterrement d’Istrati. Le premier enfouissement eut lieu après « l’acharnement destructeur » qui suivit en 1929-30 la publication de Vers l’autre flamme, critique sévère par Istrati du régime soviétique, après de longs mois passés en Russie, jusqu’à sa mort en 1935. Rappelons que le fameux Retour d’URSS d’André Gide date de 1936. Puis vint une longue période de silence, de mise en oubli et, enfin, ce texte d’Ehrenbourg pour casser net la remontée de la réputation d’Istrati.
Dans ce dernier numéro paru, les responsables de la revue le Haïdouc ont obtenu de Dominique Fernandez le droit de publier un extrait d’un ouvrage qui vient de paraître chez Grasset, Le roman soviétique, un continent à découvrir. L’auteur dont il faut savoir pour complexifier le tableau qu’il est un soutien indéfectible de la Russie poutinienne et poststalinienne, estime qu’il ne s’est pas agi chez certains auteurs russes des années 1920-30, et pas seulement Ehrenbourg dont il est ici question, d’une simple propagande. Certes, un écrivain instrumentalisé reste un écrivain, et peut même déborder de talent, comme les peintres du quattrocento assignés à des thèmes religieux. Cela n’empêche pas que l’union des écrivains soviétiques aura fonctionné explicitement comme machine de guerre idéologique. Une longue note de lecture analyse l’ouvrage de Fernandez, sans se demander si ce dernier ne serait pas un nouvel Ehrenbourg, un siècle plus tard.
Une autre recension s’attache pour finir à Mélaine, un roman « prolétarien », récit d’enfance de René Berteloot (1933-2020), paru aux éditions de l’A.P.L.O.. La revue prend également le deuil d’un chercheur germano-français, Heinrich Stiehler, qui vient de disparaître et qui fut un très grand connaisseur de l’œuvre d’Istrati.
En résumé, la belle analyse qui nous est proposée par cette dernière livraison du Haïdouc serait un modèle du genre si elle n’achoppait pas sur une question qui reste pour le moins ouverte et que résume ainsi Fernandez, cité par Christian Portemont : « Et nous qui (en 2023) continuons à fustiger pour leur « servilité » les écrivains d’U.R.S.S. qui n’avaient pas l’héroïsme de masser à la dissidence, ne sommes-nous pas tous ces « humanistes » dont la vie n’a jamais été en danger et qui jugent en ignorance de cause ».
« Remettre en cause nos convictions occidentales », nous demande Christian Portemont, certes, bien volontiers, mais certainement pas pour épouser rétrospectivement les beautés cachées du stalinisme.
Signalons que dès 1978, Michel Aucouturier (1933-2017), traducteur et grand spécialiste de plusieurs auteurs russes, dont Boris Pasternak, avait publié dans la collection Encyclopédie de poche de Larousse Les écrivains soviétiques. Il est donc erroné d’écrire qu’il a fallu attendre Fernandez pour s’intéresser à cette question à la fois littéraire, historique et politique.