Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
L’autrice en a parlé dans d’autres écrits, elle a de longues années durant œuvré sur les réseaux sociaux à observer et tenter de contrer l’expression de plus en plus débridée d’une fachosphère qui a perdu toute barrière langagière au nom d’un « parler vrai ». Si elle a, depuis, levé le pied, à force de recevoir des tombereaux d’insultes, de diffamations et de menaces, notamment, et le plus récemment, suite à un tweet mensonger de Caroline Fourest, elle a continué à travailler avec acuité sur l’extrême droite et à développer une analyse des idées et de la contamination des consciences par le vocabulaire, qu’elle dissèque dans ces Mots de la haine parus en 2023 aux éditions Rue de Seine, et qu’elle nomme « armes sémantiques ».
Plus d’une centaine de mots et d’expression font l’objet de textes qui vont de quelques lignes à quelques pages. Contentons-nous d’en citer quelques-uns : « camp du bien », « féminazies », « insécurité culturelle », « on-ne-peut-plus-rien-dire », « repentance ». Isabelle Kersimon, avance en spirale, développant un paysage où l’on croise politiques, journalistes et chercheurs, tout un groupe qui a réussi à retourner un concept célèbre d’Antonio Gramsci et à installer une hégémonie politique et culturelle face à laquelle il est bien difficile de tenir les idéaux démocratiques et républicains sur leurs pieds.
Elle réussit parfaitement son projet de mettre en lumière la collusion des anciens et nouveaux fascistes avec celles et ceux qu’elle nomme les « néolaïques », qui ont réussi à brouiller les cartes, et des éléments de droite qui ont choisi d’abattre la cloison qui les séparait de la fachosphère. À ce titre, l’évolution de penseurs comme Michel Onfray ou Marcel Gauchet est fort bien documentée. Si l’on ne craint pas de se faire du mal, on peut tenter d’écouter le premier de ces deux personnages sur CNews dont il est désormais chroniqueur attitré, dans un dialogue vespéral avec la journaliste Laurence Ferrari.
L’antiféminisme et l’assignation des musulmans à l’islamisme radical constituent quelques marques de fabrique de cette configuration qui semble témoigner d’une véritable panique face à une évolution de la pensée intégrant les études culturelles, notamment féministes et décoloniales. Au personnel français porteur de ce langage, l’autrice ajoute un personnage central, Vladimir Poutine, lequel connaît parfaitement l’état de la pensée occidentale, dont il pourfend volontiers la décadence pour accompagner sa stratégie militaire expansionniste, sans avoir peur de l’outrance, en prétendant par exemple que la pédophilie et le changement de sexe seraient la règle des comportements à l’ouest de l’Oural.
Plusieurs passages du livre nous décrivent l’évolution du tabou de l’antisémitisme, non seulement à travers la question classique d’un antisionisme délicat à manier, mais aussi parce que la judéité de tel ou tel peut être aujourd’hui invoquée pour disqualifier jusqu’à Karl Marx par rapport à Proudhon. Le premier, fils d’un Juif converti au protestantisme et lui-même athée, est décrit par Michel Onfray comme fils de rabbin et de bourgeois, tandis que l’un des prophètes de l’anarchie vient du « peuple ancré dans le terroir ».
« Devenue culturellement dominante tout en se victimisant en tant que minorité opprimée, l’extrême droite a contaminé conservateurs et réactionnaires en présentant ses contradicteurs, qu’elle silencie, comme les fossoyeurs de la liberté d’expression (p. 205) », résume à juste titre Isabelle Kersimon.
Le seul petit bémol que nous apporterons est le fait de ne pas avoir noté que les trop fameux néolaïques sont d’autant plus actifs à droite, à l‘extrême et même à l’ultra droite que la religion catholique avant-hier dominante s’est écroulée et que, même au Rassemblement national ou à Reconquête, les athées sont aujourd’hui légion. Il y a là une différence fondamentale avec les années 1930 où la laïcité était presque exclusivement de gauche.
Mais cela relève d’un détail par rapport à la description à la fois clinique et très efficace que nous propose l’autrice, d’un discours que les annexes du livre complètent fort bien. Reprenant notamment des textes qu’elle a écrits ou traduits ces dernières années, ces lignes terminales nous permettent de noter que la haine de la modernité a conduit des Américains à prendre un fusil d’assaut pour massacrer leurs compatriotes.
Isabelle Kersimon a l’honnêteté de noter à plusieurs reprises le fait qu’elle a pu se trouver ça et là abusée dans le passé par tel ou tel terme. Ce type de mésaventure peut arriver à tout un chacun. Aussi nous paraît-il utile de conseiller la lecture de cet ouvrage à toutes celles et ceux qui entendent rester wokes, c’est à dire éveillés, adeptes d’une pensée sinon complexe, tout au moins multifactorielle, en un mot intersectionnelle.