Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

« La théorie critique », de Jean-Marc Durand-Gasselin

Jean-Pierre Bacot

C’est un petit livre extrêmement dense. Mais qui reprocherait à l’auteur, Jean-Marc Durand-Gasselin, philosophe averti, de s’attaquer à un sujet aussi vaste que l’apport théorique de l’École de Francfort, sans perdre de temps à autre son lecteur ?

Cette équipe de chercheurs de haut vol est née en 1923, sous le titre Institut für Sozialforschung, après le double traumatisme de la première guerre mondiale et sa grande boucherie et l’échec de la Russie soviétique à construire une société d’émancipation du prolétariat.

Philosophes, théoriciens du politique, encore marqués par le marxisme, mais sensibles pour certains à l’arrivée de la psychanalyse, se sont regroupés autour de personnages comme Max Hockenheimer (1895-1973) ou Theodor Adorno (1903-1969). La notion d’École de Francfort n’apparaîtra que vers 1950, alors que le groupe qui s’était structuré pendant la guerre à New-York se reformait sur les bords du Main. Ils n’étaient pas non plus insensibles à la montée de la sociologie que Max Weber (1864-1920) avait largement contribué à construire.

D'autres chercheurs sont cités dans le livre, avec qui les deux grands fondateurs n’ont cessé de dialoguer (Franz Neumann, Walter Benjamin, Erich Fromm), pour une partie d’entre eux, autour d’une difficile théorisation des catastrophes. On s’étonnera à ce titre qu’aucune mention n’ait été faite dans le livre de Günter Anders (1902-1992) à qui Adorno refusa son habilitation sur la musique sous prétexte qu’il fallait attendra le fin du nazisme qui ne durerait pas. Quant à Hannah Arendt (1906-1975), elle n’apprécia pas ce qu’elle appelait la cécité de ces grands esprits face à la montée des périls.

Un grand nombre de penseurs de ce groupe étaient pourtant d’origine juive, tout en étant athées, et ont réussi à se sauver in extremis, essentiellement vers les États-Unis, après l’arrivée des nazis qui fermèrent le centre de recherche de Francfort en 1933.

Certains, comme Adorno, et Hockenheimer sont revenus en Allemagne après guerre et d’autres grands penseurs ont continué leur tâche, sous d’autres cieux ou à Francfort, comme Herbert Marcuse (1898-1979) (Eros et civilisation, lecture marxienne de Freud, écrite en anglais en 1955, puis L’homme unidimensionnel, 1964, qui deviendra la bible de la révolte étudiante).

Plus récemment, on citera Jürgen Habermas (1929) qui a théorisé l’idée d’agir communicationnel, Axel Honneth (1949) et sa théorie de la reconnaissance dont il a été question dans le n°10 de la revue Critica (Yolande Bacot), ou encore Harmut Rosa (1965). À ce dernier, on doit, entre autres idées forces, celle de l’accélération et, moins connue, celle, très moderne, de résonnance : « Un rapport cognitif, affectif et corporel dans lequel le sujet d’une part est touché - et parfois ébranlé jusque dans ses fondements neuronaux - par un fragment du monde et où, d’autre part, il répond au monde en agissant concrètement sur lui, éprouvant ainsi son efficacité ».

Jean-Marc Durand-Gasselin a déjà produit chez Gallimard en 2012 un livre sur l’École de Francfort dont il est l’un des meilleurs spécialistes. Dans les deux ouvrages, en traçant la généalogie intellectuelle du mouvement, il estime que la connaissance de pensées qui en émanent, aussi difficiles qu’elles soient parfois à appréhender, est plus nécessaire que jamais pour comprendre pourquoi la Raison, qui fut et reste souvent un facteur d’émancipation, a donné lieu à des caricatures et a subi une sorte de dégradation du fait des régimes atroces qui ont marqué le XXème siècle et continuent à exister hors d’Europe occidentale.

Le livre est parsemé d’encadrés à vocation pédagogique qui permettent de s’arrêter sur certaines questions et certains concepts-clefs. Quoi qu’il en soit, il faut retenir que le projet de la théorie critique est de ne pas renoncer à Marx dont les analyses et intuitions restent souvent justes et, encore moins, à l’émancipation, laquelle ne doit pas être aujourd’hui confondue avec l’injonction individualisante de l‘idéologie néolibérale. De nos jours, le fait que le capitalisme soit triomphant, jusque dans certaines dictatures comme la Russie, la Chine ou l’Iran et que ces régimes répressifs n’aient pas disparu, voire se redéveloppent, doit toujours nous rappeler un apport fondamental de l’école critique, à savoir que c’est bien la question de l’idéologie dominante qui est centrale. C’est sa puissance sans cesse renouvelée qui explique qu’une classe minoritaire puisse régner sur une majorité, en générant un consentement que certains appelleraient volontiers une aliénation.

Hockenheimer et Adorno ont donc compris les premiers, dès le début des années 1930, que la Raison s’était déréglée dans son instrumentalisation par des régimes déshumanisants. La philosophie sociale de l’École de Francfort s’est toujours voulue située, ce qui l’empêche d’être figée à la période et au lieu de sa naissance. Elle accepte les acquis des sciences sociales et l’évolution parallèle de la réalité socio-politique et de la théorie, avec une faiblesse structurelle cependant, l’articulation de la théorie avec la pratique.

La lecture de ce petit livre de 128 pages paru dans la précieuse collection « Repères » des éditions de la Découverte confirme que l’affaire est singulièrement complexe et que, face aux grandes simplicités proposées par l’idéologie néolibérale, mais aussi par celle que portent les nationalismes, on ne peut proposer de vulgate efficiente.

Prenons deux exemples. Le premier est la Réification, ce processus par lequel quelque chose de mouvant, de dynamique, se transforme en une fixité, en un état statique, ou encore ce qui tient à la transformation d'un rapport social, en partant d'une relation humaine pour aller vers un objet. Deuxième notion, la Mimésis qui concerne, en gros, les ressources poétiques et esthétiques employées dans la représentation du réel en littérature. Ce sont-là deux concepts riches, mais comment espérer s’en servir dans la lutte idéologique ? L’agir communicationnel, le besoin de reconnaissance, ou l’accélération, sont des notions à l’appropriation plus facile.

Pour autant, dans un majuscule échec de l’application d’une théorie, le marxisme a triomphé socialement sous forme de vulgate, avant d’échouer par sa traduction en bolchévisme par Lénine et Trotsky, puis Staline, Mao-Zedong et d’autres dictateurs comme Pol Pot ou Kim Il Sung, coupables de crimes de masse. Mais il reste vivant dans la théorie critique, d’avantage que la psychanalyse qui n’a guère résisté à la progression des sciences cognitives.

D’où la question vertigineuse à laquelle ce livre ne répond pas : comment utiliser une pensée complexe qui refuse fort justement la vulgate dans une logique autre qu’universitaire ? Toutes choses égales par ailleurs, la théologie n’a jamais été accessible aux simples croyants.

En conclusion, l’auteur note que la théorie critique est un héritage intellectuel. Comment faire que les légataires de ce corpus d’idées vivantes ne soient pas que les intellectuels ? Une autre question, que nous laisserons en suspens.

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
B
11 euros
Répondre
P
Prix de cet ouvrage?<br /> Vous n'indiquez jamais le prix des livres recommandés. Un peu de matérialisme ne peut pas nuire.<br /> Cordialement.<br /> FRAT.<br /> Jpp
Répondre