Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Jean-Pierre Bacot
La mobilisation massive des jeunes Français pour contenir vaille que vaille la pression des armées de l’Axe en 1914 aura eu une conséquence directe : un manque crucial de main d’œuvre, et ce malgré l’appel fait aux travailleuses. D’où la nécessité qui apparut aux milieux politiques et économiques de faire venir d’urgence une main d’œuvre supplétive.
Ce livre majuscule explique en détail comment ce que l’on appelait le Parti colonial se mit rapidement à la manœuvre. Il s’agissait en fait d’un mouvement d’idées regroupant à la fois des hommes de droite et de gauche, des chrétiens et des libres penseurs. Depuis 1890, ce véritable lobby avait créé un statut à la fois social et symbolique à destination de ceux dont on louait la force de travail, tout en les jugeant indésirables sur notre territoire.
Un tabou s’ajoutait à cette attitude méprisante à souhait, la peur de voir de « Jaunes », des « Nègres » et des Arabes faire des enfants à nos chères femmes blanches et donc de voir se construire une population en partie métissée. Cette question est l’objet d’un septième chapitre du livre, particulièrement éclairant.
Si l’on met à part Gérard Noiriel, l’un des pionniers de l’histoire de l’immigration en France, auquel l’auteur rend hommage, cette question des coloniaux appelés à la rescousse, travailleurs indispensables autant qu’indésirables, n’a guère été étudiée. Ce ne sont pourtant pas les archives qui manquent.
Dès la fin 1914, cette immigration s’organisa et concerna quelque 200 000 personnes dédiées à des tâches agricoles ou industrielles. Il s’est dès lors agit de perpétuer en France l’ordre colonial, c’est-à-dire de lutter contre toute forme d’égalité et, a fortiori d’assimilation, la question de l’émancipation n’étant posée que par une petite minorité.
Auparavant, Laurent Dornel détaille ce « merveilleux réservoir d’hommes » que constituaient les colonies. En 1880, il se trouvait déjà un million d’étrangers dans une France qui comptait environ 30 millions d’habitants. Ce rapport restera stable pendant des décennies. Une partie de la population, marquée par un fond perdurant de racisme, résiste à cette présence immigrée qui participe pourtant de la défense nationale, avec 135 000 indigènes présents dans l’Armée française à la veille du premier conflit mondial.
L’arrivée des étrangers en métropole n’était pas pour autant libre et, pour en conserver le contrôle, une administration tentaculaire s’est mise en place pour faire venir dès 1915 des Indochinois, des Malgaches, des Nord-Africains et des Chinois. C’est Marseille qui servira de plaque tournante à ce mouvement massif, avec un dépôt construit début 1916 à la Capelette, quartier de filatures, qui remplace celui qui existait depuis 1903.
L’auteur cherche ensuite à tracer, archives à l’appui, un portrait de groupe des travailleurs coloniaux où il détaille notamment les différences de traitement entre les diverses origines qui finira même par un classement racialisé quasi officiel, réfrigérant. Il se traduira en termes de documents fournis aux personnes et d’affectations professionnelles privilégiées.
Le livre en vient ensuite à ce qui change autour de 1900. Ce qui restait d’idéologie assimilationniste commence alors à refluer, au profit d’une politique d’association basée sur le maintien des cultures. C’est ce que l’on appellerait aujourd’hui une forme de communautarisme. Si les religions des immigrés sont respectées, le minimum de formation, en particulier à la langue française, est confié à une Mission Laïque. Au sein du parti colonial, les rapports de force idéologiques existent.
Le sixième chapitre est consacré aux cas d’insubordination contre les conditions de vie et l’assignation à une activité professionnelle. Cette prise de distance passe notamment par une « liberté d’allure » qui affole ceux qui voudraient qu’un Oriental reste un Oriental. Pour limiter la dilution des immigrés dans la société, le maintien d’une sorte de militarisation de l’accueil des coloniaux, même dans un cadre civil, est largement théorisé, puis mis en pratique. Le désiré reste indésirable, le nécessaire reste insupportable et le travailleur colonial est en fait un produit jetable.
La dernière partie du livre est consacrée à la question du retour des coloniaux sur leur terre d’origine après la fin de la guerre, qui dura de longs mois, par manque de transports. Les anciens combattants et les prisonniers allemands reprenaient le travail assuré par les immigrés. Mais ils ne suffisaient pas à la tâche et, tout en expulsant massivement ceux qu’on était allé chercher quatre années plus tôt, on ira passer des accords avec l’Italie, la Pologne et la Tchécoslovaquie, tandis que le dépôt de Marseille, devenu un véritable centre de tri, posera de gros problèmes en pleine épidémie de Grippe espagnole.
Parallèlement, un autre problème inquiète le parti colonial et le pousse à ne pas conserver ceux qui ont vécu quatre ans au côté des métropolitains : la contagion des « idées subversives », ce qui doucement, construit chez certains esprits rebelles, une forme d’anticolonialisme.
On nous permettra ici de reprendre quelques lignes d’un article de la Dépêche coloniale et Maritime du 15 mars 1918, cité par l’auteur: « Nous avons mis des ouvriers jaunes pêle-mêle avec les blancs, sans séparation morale, sans sélection : nous avons permis aux indigènes libres d’aller au cabaret, aux meetings, aux réunions syndicalistes et cégétistes : nous ne les avons pas cuirassés contre le danger, sanitaire et moral, du bas élément féminin qui s’installe toujours près des agglomérations mâles. »
Avec une sorte de surdétermination antirouge, la main d’œuvre blanche est encore plus désirable et ce qui se construit alors comme idéologie et comme politique reste encore valable aujourd’hui : surveillance, racisme systémique, peur de l’Islam.
En 1945, le gouvernement lancera une nouvelle politique d’immigration, mais il en exclura les coloniaux. On ira cependant chercher, pour faire tourner les usines, y compris d’armement, des Maghrébins, des Indochinois, mais non pas des Sénégalais qu’on conservait pour l’armée. Cela n’empêchera pas la Grande Muette de s’en séparer à la Libération, pour les remplacer par des FFI. Cette nouvelle vague d’immigration, le pétainisme voudra à son tour l’expulser, mais il échouera pour cause de désorganisation et, après-guerre une partie non négligeable des immigrés restera en France.
Quant à la question de l’immigration postcoloniale, elle n’est pas l’objet de cet ouvrage, publié aux éditions de La Découverte (23 euros), mais elle l’éclaire efficacement. De ce livre, nous indiquerons in fine qu’il est remarquablement écrit, construit et documenté, utile à éclairer le non-dit qui alimente l'idéologie de la "submersion migratoire". Sauf si submersion veut dire laisser mourrir au fonde de la mer.