Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Photo montage Papy Dulaut
Jean-Pierre Bacot
Marcel Duhamel (1900-1977) aura essayé un certain nombre de métiers, dont celui de traducteur et d’écrivain, avant de se lancer dans une aventure éditoriale qui le rendra célèbre. En 1944, le dramaturge Marcel Achard lui fait connaître des romans de Peter Cheyney (1896-1951), l’un des rares auteurs Anglais à figurer dans la fine équipe des créateurs étasuniens du roman noir qu’ils détachèrent du policier (Detectiv novel). Duhamel traduit deux des romans de Cheyney, La Môme vert-de-gris et Cet homme est dangereux qui deviendront les premiers titres d’une Série Noire, que Gaston Gallimard acceptera.
Il s’agissait bien sûr d’un clin d’œil, en référence à la mythique collection blanche de Gallimard. Nous sommes en 1945, et l’année suivante, vont suivre Pas d’orchidées pour Miss Blandish de James Hadley Chase, autre anglais, et Un linceul n’a pas de poche de l'Américain Horace McCoy.
Inspirés par la crise de 1929, qui les a souvent touchés personnellement, avec un pic de désespoir en 1933, les romanciers anglo-saxons vont populariser un monde urbain où la pègre et sa langue règnent en maîtres, face à une police parfois corrompue. Quelques Français seront d’une fête où la femme est souvent fatale. Ces premiers auteurs : Serge Arcouët, sous le pseudonyme de Terry Stewart (La mort et l’ange, 1948), Jean Meckert (John Amila, Y’a pas d’bon dieu, 1950) et Albert Simonin, (Touchez pas au grisbi !, 1953) contribueront au succès de la collection qui tirera en ses débuts entre 5 000 et 10 000 exemplaires pour chaque livre.
La présentation de sa collection que fit Duhamel est devenue quasiment mythique : « Que le lecteur non prévenu se méfie : les volumes de la “Série noire” ne peuvent pas sans danger être mis entre toutes les mains. L'amateur d’énigmes à la Sherlock Holmes n’y trouvera pas souvent son compte. L’optimiste systématique non plus. L’immoralité admise en général dans ce genre d’ouvrages uniquement pour servir de repoussoir à la moralité conventionnelle, y est chez elle tout autant que les beaux sentiments, voire de l’amoralité tout court. L’esprit en est rarement conformiste (…). À l’amateur de sensations fortes, je conseille donc vivement la réconfortante lecture de ces ouvrages, dût-il me traîner dans la boue après coup. En choisissant au hasard, il tombera vraisemblablement sur une nuit blanche. »
Dès 1948, la collection va prendre sa vitesse de croisière, en accueillant deux romans par mois. Les huit premiers sont connus des spécialistes et collectionneurs, car ils ont été publiés avec une couverture souple en noir et jaune. À partir du n°9, ce sera le fameux jaune et noir cartonné sous jaquette, et ce jusqu’au numéro 413, où la couverture redeviendra souple. En Octobre 1949, naîtra une petite sœur, la Série Blême, qui se voulait plus distinguée, moins argotique, mais qui ne vivra que deux ans, avec 22 volumes.
Le magistère de la Série Noire durera jusqu’en 1980, où la concurrence de nouvelles collections, l’absence d’écrivaines, l’inadaptation de la structure de diffusion de Gallimard pour des collections populaires et d’autres facteurs verront la grande dame disparaître avec le millénaire. Entre 1971 et 1986, alors que les parutions de la Série Noire sont moins abondantes, 586 titres seront republiés en plus grand format dans la collection Carré Noir.
Alors qu’aux États-Unis ce type de littérature était en train de muter, le monde des nouvelles paraissant en Pulp se trouvant en crise, la Série noire aura réussi un transfert culturel négligeant au départ les spécialistes d’avant-guerre, même si quelques rattrapages eurent lieu. Il faudra attendre 1980, pour que, par référence à l’exemple français, le concept de Roman noir se stabilise aux États-Unis.
Pour se retrouver dans un tel maquis, le travail des spécialistes se sera révélé précieux. Parmi eux, Claude Mesplède (1939-2018), qui fut surnommé le Pape de la Série Noire. On lui doit un grand nombre d’articles, de préfaces et d’anthologies et, pour ce qui nous occupe, une somme en cinq tomes d’une énorme bibliographie critique qu’il a dirigée chez Encrage éditions. Ce travail de titan a été commencé en 1992 et terminé dix ans plus tard, sous le titre Les années série noire. Les cinq volumes : 1945-1949, 1949-1966, 1966-1972, 1972-1982, 1982-1995 concernent au total plus de 2000 romans et sont sont dédiés à Ralph Messac (journaliste, fils de Régis, 1924-1999) et Jean-Claude Izzo (1945-2000), l’un des maîtres du néo-polar. Mesplède a également collaboré en 2015 un travail collectif, paru chez Gallimard. C’est l’histoire de la Série Noire (1945-2015), qui fait aussi référence.
Ce néo-polar, très engagé socialement et politiquement, ce qui n’était pas le cas auparavant, à l’exception notable d’auteurs comme Meckert/Avila), est apparu dans les années 1970. Ce renouveau aura été accompagné par la Série Noire (Didier Daeninckx, Thierry Jonquet, Patrick Manchette, Jean-Bernard Pouy, Jean Vautrin, pour ne citer qu’eux). Parallèlement, un mouvement du même type est né en Italie, même si la situation décrite et dénoncée n’était pas la même. Certains romanciers transalpins comme Cesare Battisti ont cependant été traduits et figurent dans ce demi-siècle d’activité éditoriale au service du roman noir. Ces quelques 2300 titres sont aujourd’hui parmi les plus recherchés par les amateurs.
La Série Noire aura également amené, par sa place chez Gallimard, l’audace de Maurice Duhamel et le talent des auteurs, le roman noir à une respectabilité. Cela s'est notamment traduit par l'intérêt porté au sujet par des littéraires et des sociologues. Pour ce qui est de l'édition, il n’y eut pas d’équivalent dans le domaine de la science-fiction, bien plus éclaté éditorialement et où la nouvelle aura conservé plus longtemps son statut. La Série Noire aura quant à elle longtemps et vaillamment résisté à une concurrence attirée par ses tirages.